CONTE DES CENT MOINS UN JOURS
de
Claude de Tracy
Personnages principaux :
Abdullah bin Ali, Sultan d’al-Khandra, 48 ans
Fatma, sultane et première épouse, 37 ans
Karim, fils aîné du sultan, 20 ans
Jaber, autre fils du sultan, 16 ans
Donia, seconde épouse du sultan, 30 ans
Nabila, troisième épouse du sultan, 22 ans
Rachid Chorba, Grand Vizir, 45 ans
Muhammad al-Din, général du sultan, 32 ans
Abraham Ben Gour, conseiller et ami du sultan, 65 ans
Kamel bin Abdoul, émir de l’oasis de Kadesh, 45 ans
Soraya, sa fille de 17 ans
Djamil, son fils de 15 ans
Farid, ami de Djamil, 15 ans
Séphora, veuve, marchande, mère de Farid, 32 ans
Muammar bin Sayed, commandant des troupes de Kadesh
Asma, diseuse de bonne aventure
Samia, chamane ou sorcière ?
Youssef Akrami, chef des Kalash
Prologue : An 618 de l’Hégire (1222 après J.-C.)
Jours 1-2
La caravane s’est installée aux portes de la ville d’al-Khandra la veille au soir. Seuls quelques marchands y sont entrés pour dormir plus confortablement dans une auberge, ou revoir parents et amis. La plupart ont préféré veiller sur leurs marchandises et se préparer pour le souk du lendemain.
Au lever du soleil, l’appel du muezzin se fait entendre. Les plus pieux récitent les sourates, prosternés sur leur tapis de prière tourné vers La Mecque. Peu après, la Bâb al-Nour, la porte de la lumière, ainsi nommée car orientée vers le levant, s’ouvre. C’est la cohue. Des ânes chargés de vanneries, de légumes, de poteries, disputent l’entrée aux piétons et dromadaires chargés de ballots. Les cris des méharistes se mêlent aux braiments des ânes, aux chevrotements des chèvres, aux bêlements des moutons comme aux protestations des hommes.
Une faune hétéroclite envahit la Grande Place, la Jamaa al-Kébir : paysans, marchands perses ou arméniens, vendeurs d’eau avec leur chapeau à sonnettes, diseuses de bonne aventure, charmeurs de serpents… Chacun rejoint sa place attitrée, transmise de père en fils ou payée au prix fort. On monte les étals, installe les vélums pour se protéger du soleil, dispose des nattes sur lesquelles on étale la marchandise.
Ici, dattes, raisins secs, oranges, citrons, olives côtoient les menthes parfumées, les loukoums aux pistaches, les sels et les épices venues de pays lointains. Là-bas, on exhibe les tissus chatoyants, les tapis aux dessins complexes et les cuirs souples. Les artisans en profitent pour montrer leur savoir-faire : les dinandiers martèlent cuivre ou fer-blanc, les vanniers tressent l’osier et le rotin, les potiers décorent assiettes et contenants aux formes variées.
En périphérie du marché, les cabaretiers préparent narghilés et infusions de menthe. L’odeur des kebabs, des merguez grillées se mêle aux effluves des dromadaires accroupis et aux parfums des épices. Plus loin, le boulanger offre pitas, nans, matlouhs à la semoule et de grosses miches rondes au blé dur.
Profitant de la fraîcheur du matin, les clients se pressent : ménagères en quête de viandes et de légumes frais, belles reluquant les tissus colorés, les fards, les khôls et les huiles parfumées. D’autres discutent du prix de casseroles étamées ou de tapis persans et turcs. Le marchandage est de mise. Il faut de longs palabres avant de conclure une transaction.
Des enfants déguenillés et chapardeurs courent entre les étals, surveillés de près par les vendeurs. À l’ombre de la mosquée, un peu à l’écart, les mendiants, éclopés, aveugles ou vieillards courbés attendent l’aumône que tout bon musulman doit faire aux démunis.
Au milieu de ce va-et-vient et de cette cacophonie, les gardes du sultan circulent, silencieux et hautains, le cimeterre bien visible dans son fourreau. Ils sont attentifs à tout mouvement suspect, prêts à intervenir dans les bagarres et à éteindre toute velléité de contestation. Car le sultan Abdullah bin Ali impose sa loi avec force. L’ordre doit régner dans sa cité. Deux ans auparavant, il a réprimé sans pitié une révolte de marchands qui protestaient contre une nouvelle taxe.
Mais il protège la région contre les incursions des nomades du Sud, les Kalash, dont la férocité hante les habitants depuis des générations. Il assure aussi, moyennant un paiement corsé bien entendu, la sécurité des caravanes contre les hordes de bandits des montagnes, en joignant des cavaliers bien armés à leurs convois. Prévoyant, il s’est assuré la sympathie des paysans en construisant des citernes et en régissant les systèmes d’irrigation. Cela garantit des récoltes régulières malgré les sécheresses périodiques.
Bin Ali habite un palais en pisé blanchi à la chaux, dont la richesse n’apparaît que de l’intérieur. Des appartements décorés de tuiles aux dessins floraux ou géométriques, des divans moelleux, des bois rares, des cours rafraîchies par des fontaines composent un ensemble agréable et fonctionnel. Seule une grande porte bleue, ornée de ferrures élaborées, témoigne du prestige de l’habitation.
Le palais est lui-même adossé à la casbah, une forteresse crénelée, bordée de tours, qui sert à la fois de grenier, de caserne et d’écurie. Son armée consiste avant tout en une cavalerie légère, rapide, capable de répondre avec célérité à toute menace. Sa garde personnelle assure aussi la sécurité de la médina.
La ville s’est développée aux abords d’une plaine fertile, sur un escarpement rocheux qui offre un point défensif naturel. Des fortifications de cinquante coudées et une douzaine de tourelles sécurisent la place.
Le royaume de bin Ali s’étend au loin, jusqu’aux royaumes de Perse et d’Arabie. Dans chaque ville d’importance, le sultan a nommé un émir, lui-même surveillé par des troupes qui ne répondent qu’aux ordres du pouvoir central.
Son seul souci est l’oasis de Kadesh. L’émir Kamel bin Abdoul lui prête allégeance et lui paie bien un tribut annuel, mais il se montre farouchement indépendant, entretient sa propre armée et fait régner ses propres lois sur son territoire. Bin Ali a songé à l’envahir, mais Kadesh est loin au couchant : il faut traverser des montagnes, des défilés étroits et un long désert de sable pour y accéder. Seuls les dromadaires peuvent affronter cet erg brûlant. Il ne peut pas non plus dégarnir sa frontière du levant où les princes d’Arabie n’attendent qu’une occasion pour l’envahir.
Ce matin-là, il convoque un Conseil : le Grand Vizir Rachid Chorba, son général en chef Muhammad al-Din, son fils de 20 ans Karim, et son conseiller privé, le sage Abraham ben Gour, un Juif de Bagdad dont il apprécie le franc-parler et la sagesse.
Chapitre 1 Abraham ben Gour
Jour 2
Abraham Ben Gour, médecin et ami du sultan, se lève, comme chaque matin, à l’appel du muezzin. Veuf depuis dix ans, il vit dans une maison modeste du quartier juif. Il met un habit de lin, rude au toucher mais inusable. Il préfère une vie simple, épurée. Il cultive la paix intérieure, la sagesse. Il prend un rouleau du Livre au hasard et laisse Yhwh guider son doigt sur un verset à méditer :
« Toujours ferme, la lèvre vraie
Il sourit en pensant au Conseil convoqué par le sultan. Il devra encore affronter les demi-vérités du Grand Vizir, défendre le droit et la justice, calmement, avec humilité, pour le plus grand bien de tous. Que réserve ce Conseil où l’on doit aborder le problème de l’émir de Kadesh, Kamel bin Abdoul ? Cet homme cherche à faire cavalier seul, en dehors du sultanat. Comment interpréter son attitude ? Comment s’assurer d’une allégeance franche de sa part ? Le fait qu’il ait constitué une armée préoccupe le Conseil. L’absence de Kamel bin Abdoul à la réunion annuelle des émirs avec le sultan bin Ali a provoqué bien des rumeurs. Ce défi aux règles et ce manque de respect demandent des explications.
Ben Gour savoure lentement son déjeuner : quelques dattes, du pain trempé d’une huile d’olive et de l’eau. Il met sa kippa, cette calotte que tous les juifs portent. La rue grouille de gens qui vont au souk. La rumeur sourde attire la foule, mais lui remonte vers le Palais. Les gardes le laissent passer : le médecin royal peut entrer en tout temps.
Arrivé à la Salle du Conseil, il salue dans les règles le Grand Vizir, disant le « Assalamu alaykum » en se touchant le front, les lèvres et le cœur, tout en s’inclinant avec respect. Fier de son statut, Rachid Chorba a endossé un uniforme brodé d’or. Il répond à ces salamalecs avec raideur. Il ne cache pas son animosité envers ce médecin juif de basse extraction. Habile négociateur, intelligent, il a succédé à son père comme vizir. Avec les années, son goût du luxe et du pouvoir a pris de l’ampleur. Il a su se rendre indispensable au sultan et profite de sa situation pour s’enrichir. Tous deux demeurent silencieux : ils s’évitent le plus possible.
À cette heure matinale, le soleil entre par les fenêtres haut placées. Les faïences luisent d’un éclat jaunâtre et un lustre de cuivre rutile sous les rayons obliques. Un serviteur apporte un plateau de pâtisseries et de fruits qu’il dépose sur une table basse autour de laquelle sont disposés d’épais coussins. De grands tapis couvrent la pièce, ajoutant à la richesse du décor. On allume un brûleur d’encens : son parfum envahit l’espace. Ben Gour jette un regard vers le moucharabieh accroché au mur de droite : la sultane s’y cache peut-être. Elle écoute régulièrement le Conseil.
Al-Din, le général, un homme de trente-deux ans, mince, aux gestes secs, arrive à son tour. Il a l’habitude de commander et d’obéir aux ordres. Souvent mal à l’aise dans ce Conseil où l’on camoufle toujours ses véritables intentions, où les intrigues et les intérêts particuliers priment, il recherche des actions concrètes. Sa fidélité à la famille royale et ses capacités militaires garantissent la sécurité du sultanat.
Le sultan et son fils entrent d’un pas martial. Le sultan porte une djellaba blanche du coton le plus fin et le keffieh traditionnel. Une lourde chaine d’or ornée d’un saphir souligne son rang. Tous s’inclinent profondément. D’un geste, il indique les coussins et l’on s’installe. Un esclave habillé de jaune verse un thé de Chine, luxe que tous savourent en silence. Le goût amer et légèrement fumé râpe la langue. Le sultan hume l’infusion avec un plaisir évident et dévore des loukoums aux pistaches. Son goût immodéré des pâtisseries lui fait prendre du poids. Le serviteur se retire dans l’ombre, gardant le regard baissé.
Le vizir Rachid Chorba ouvre la discussion. Il prend une datte sur le plateau, une Deglet Nour (doigt de lumière) de Kadesh, la déguste avec ostentation.
Le général al-Din intervient :
Karim s’agite, prêt à appuyer cette proposition belliqueuse. Le sultan le coupe d’un geste.
Chacun cherche une issue. Le vizir avance une autre option :
Il laisse un silence planer pour ménager son effet…
On entend un murmure étouffé du mur sud. La sultane espionne le Conseil. Rachid Chorba sourit. Ben Gour devine son stratagème. Avec ce mariage, ce sera la guerre dans le sérail : l’attention du sultan détournée vers sa famille, le vizir pourra donner libre cours à ses combines.
Bin Ali devient distant, rêveur. Il parait enchanté de la suggestion de son vizir. Bien sûr, apaiser les craintes de la sultane, très jalouse de son statut et connue pour son caractère bouillant, devient une priorité. Elle domine manifestement les deux autres épouses et elle tient à son influence. Mais une jeune conjointe, cela est fort tentant pour cet homme de quarante-huit ans.
Ben Gour décide d’intervenir :
Karim, souriant béatement, jouant à la victime, ajoute :
Le général al-Din appuie la proposition et suggère :
Le sultan comprend que ses rêves de félicité conjugale s’envolent. Avec un soupir, il donne son assentiment :
Il se lève et quitte le Conseil sans ajouter un mot. La sultane attend ses explications.
Chapitre 2 Fatma
Jour 2
Kamel ! Ton souvenir vient encore me hanter. Après plus de vingt ans ! Non, je suis incapable de t’oublier. Mon Kamel si séduisant et d’une si rare beauté. Tes yeux couleur charbon ardent, ta chevelure noire de jais descendant en cascade ondulée jusqu’au bas de ton dos, ton visage buriné plein de douceur et de détermination… Ah ! Si mon père avait accepté ta demande en mariage au lieu de celle du sultan… Mon cœur bat la chamade et je rougis juste d’y penser. Mon grand amour ! M’aimes-tu encore ? Même au péril de ma vie, je dois te revoir au moins une fois avant que l’âge ne me ride et que ma beauté ne soit plus qu’un souvenir. Mais comment faire ? Le sultan ne doit pas se douter de rien ! Il va voir mon trouble. Je suis sûre qu’il vient me parler… L’attaque est la meilleure défense. Le voilà qui arrive ! Prenant un visage irrité, je lui lance :
Le sultan s’attendait à des reproches.
Fatma réalise qu’il est rendu là où elle voulait l’amener ! Elle se jette à l’eau :
Après un long silence, le sultan répond :
Un silence s’installe. Il médite une décision. Avec un soupir, il capitule :
Sur ce, il s’en va. Quel soulagement ! J’ai gagné ! Je vais revoir Kamel !
Chapitre 3 : L’arrivée à Kadesh
Jours 3-21
Fatma se sent fébrile. Elle part en voyage ! Sortir du harem sans être accompagnée du sultan : quelle aubaine ! Depuis longtemps sa prison dorée lui pèse. Durant les préparatifs, le choix des vêtements, des fards et des bijoux, des coussins et des tapis pour la tente royale, elle prend conscience de la monotonie et du vide de son existence. Bien sûr elle a pris goût au pouvoir. Mener le sultan et les autres épouses par le bout du nez offre bien des satisfactions. Mais son cœur fatigué ressent les limites de tout cela.
Durant des années, elle s’est réfugiée dans l’amour de ses fils. Mais ils sont grands maintenant. Ils lui échappent. Karim ne vient plus au harem, ne la voit plus qu’en présence de son père. Seul Jaber, le rêveur, revient parfois se blottir auprès d’elle, jouer de l’oud, lui parler de poésie ou faire des jeux avec les petites. Jaber, que deviendra-t-il celui-là, ce jeune homme trop sensible, si peu fait pour les réalités de la vie ? Elle chasse ces préoccupations maternelles : elle n’y peut rien. L’éducation des garçons lui est retirée depuis longtemps.
Elle se concentre sur les préparatifs : une vingtaine de servantes et autant d’eunuques suffiront. Elle est bien décidée à profiter au maximum de cette évasion. Et puis, revoir Kamel, entendre sa voix… Son cœur bat la chamade, son ventre se contracte, une chaleur l’envahit. Le trouble de son corps lui confirme ce qu’elle sait depuis toujours : elle l’aime sans appel ! Cet amour demeure impossible, interdit, inatteignable. Un homme peut toujours répudier son épouse, s’en libérer, mais une femme lui doit fidélité et obéissance. Il n’y a pas d’excuse, pas de possible délivrance. Tout manquement mérite la mort par lapidation.
Après quatre jours de préparation intensive, la grande Méharée, cette fameuse traversée du désert en caravane, débute. Fatma est bien décidée à goûter chaque moment de liberté, à en savourer chaque parcelle. Ainsi, elle oblige la caravane à faire un arrêt à l’oued de Trishka pour s’imprégner du paysage fabuleux et admirer ses hautes colonnes de grès rouge sculptées par les vents. Elle veut des dattes au passage du village de Simbak, sentir les roses de Damas cultivée dans l’oasis de Fardh…
Al-Din a été chargé par le sultan de veiller sur elle. À toute heure, il vient s’assurer qu’elle est confortablement installée dans son palanquin, lui demande si elle a soif, si elle désire faire une pause. Il organise le campement avec une efficacité toute militaire, l’entoure de son attention sans montrer la moindre impatience pour ses lubies et ses caprices.
Les deux semaines à travers les montagnes de la Lune et le désert de Jawid se déroulent sans anicroche. La caravane part très tôt pour profiter de la fraîcheur du matin. Elle fait halte de 13 heures à 18 heures pour repartir dans la soirée, cheminant si possible à la lumière de la lune. Devant l’ampleur du convoi, aucun voleur ne s’est aventuré à l’attaquer et le voyage se déroule sans encombre.
Installée dans son palanquin, à l’abri du soleil brûlant, Fatma a eu le temps de ressasser ses souvenirs de Kamel. Elle le voit avec ses joues rondes, son nez droit, ses paupières tombantes, son menton carré. Mais, derrière ce visage qu’encadre un collier de barbe noire, se cache une intelligence hors du commun. Elle a été séduite par la prestance de cet homme, par ses longs cheveux noir de jais qu’il cache sous un turban et par la détermination dont il fait montre. Il cherchait alors l’appui du père de Fatma, un riche marchand, dans sa lutte pour le contrôle de Kadesh. Ce dernier a financé l’achat des armes et des chevaux nécessaires à la conquête de l’oasis. Kamel a vaincu l’émir régnant et vengé ainsi la mort de son père.
Leurs regards se sont croisés : il est tombé sous le charme de cette jeune femme. Ils se sont vus en cachette, ont confirmé leurs sentiments mutuels. Il lui a promis de revenir et de demander sa main. À son retour, il arbore une balafre sous l’œil gauche, prix payé pour la prise de l’émirat de Kadesh. Fatma y vit une preuve supplémentaire de son courage. Mais son père n’a pas voulu d’un prétendant de basse extraction et trop aventureux. Il l’a mariée au sultan, malgré ses protestations.
Que reste-t-il de ces sentiments du passé ? Kamel sera-t-il heureux de la revoir ? L’aime-t-il encore ? Et elle pense à son âge, au poids qu’elle a pris avec ses grossesses… Elle n’est plus si jeune, hélas ! Elle craint autant qu’elle désire de le retrouver. On ne peut pas revenir en arrière, se dit-elle. C’est dans cette confusion de sentiments qu’elle arrive au terme du voyage.
Kadesh a été prévenu de l’arrivée d’une ambassade par un courrier parti en avant-garde trois jours auparavant. On a passé sous silence la présence de la sultane. Les tentes sont plantées à l’orée de l’oasis, sous de magnifiques dattiers gorgés de belles grappes de dattes moelleuses. La profusion des jardins de fleurs, des arbres fruitiers et des potagers de légumes montre la fertilité de cette terre. La fraîcheur de l’oasis contraste avec le chaud soleil du désert. Fatma accueille cette halte avec bonheur et gratitude.
La première pensée de Fatma est : « Comme ces lieux sont enchanteurs, j’aurais pu y vivre tellement heureuse avec Kamel. » Elle comprend aussi que, quel que soit le temps ou la distance, le cœur refuse d’oublier.
Jour 22
Al-Din, suivant les conseils du Grand Vizir, a planifié une entrée grandiose dans la médina pour le lendemain. La population, prévenue du spectacle, s’est massée le long du parcours. Les trente cavaliers de la Garde Royale en tenue d’apparat, turbans et ceinturons blancs, capes rouges bordées d’or et bottes de cuir ouvragées, ouvrent le cortège. Les chevaux, des alezans aux pattes blanches, sont habillés de couvertures à franges et on a tressé leurs crinières. Sur de grandes hampes, les oriflammes battent au vent. On fait sonner les chofars en cornes de bélier. Le cortège s’avance. La foule, éblouie par ce déploiement, lance des vivats et des youyous de joie.
Les méharistes du palais, tous habillés de bleu et d’un keffieh jaune, suivent. La beauté des dromadaires et l’adresse des conducteurs font merveille. Monté sur son cheval noir, piaffant et sautillant, le Général al-Din précède une armée de serviteurs qui entourent le palanquin fermé. Tous s’interrogent sur l’identité de ce visiteur de prestige ainsi caché aux regards.
Arrivés devant les portes du palais, les chofars résonnent de nouveau. Devant les notables alignés près de l’entrée, les cavaliers font un carrousel. Cette démonstration de savoir-faire équestre éblouit. Les montures se croisent au pas puis au trot, dans une chorégraphie parfaite. Les youyous redoublent. Puis les chevaux et les dromadaires s’agenouillent sur deux rangées dans un ensemble bien coordonné. Le palanquin, porté par des eunuques, s’avance au milieu de cette haie d’honneur jusque dans l’enceinte du palais. On ferme les grandes portes, laissant planer le mystère sur l’identité du visiteur ainsi honoré.
Dans la cour intérieure, l’Émir Kamel bin Abdoul et son fils Djamil attendent, debout sur de grands tapis persans, droits et fiers. L’apparition de la sultane, superbe et hautaine, couverte de ses plus beaux bijoux, crée une commotion. Tous croyaient en la visite du Grand Vizir. L’Émir est sans voix un moment. Son cœur ne fait qu’un bond et le souvenir de leur ancien amour revient le hanter. Il s’assure que personne ne peut l’entendre et lui dit :
Il se tourne vers al-Din et le salue avec effusion. Il l’a rencontré lors des réunions des émirs et il l’apprécie beaucoup. Il cherche ainsi à cacher ses sentiments envers Fatma. Il fait les honneurs de la place et conduit l’ambassade dans la grande salle de réception. La magnificence des lieux ne laisse aucun doute sur la richesse de l’oasis. Des tapis somptueux décorent murs et planchers. Une grande aiguière d’or finement ciselée trône sur un plateau d’argent. Des effluves de menthe fraîche se dégagent de théières au long col. Sur un mur orné de faïences géométriques, quatre grandes défenses d’ivoire témoignent des échanges avec la lointaine Afrique. Des coussins moelleux attendent les invités. Des montagnes de dattes, fruits frais, loukoums et pâtisseries aux pistaches s’offrent au bon vouloir des hôtes.
Il s’informe du voyage, de la santé du sultan tout en lançant des regards furtifs en direction de Fatma. Ils ont été si amoureux dans leur jeunesse. Ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre. Il a prouvé son intelligence et sa force en prenant d’assaut Kadesh et en devenant le nouvel Émir. La demande en mariage a suivi. Mais son père lui a préféré le sultan. La rage et la colère de la perdre ont attisé le feu en lui, feu qu’il a transformé en une force invincible. Depuis, il rêve de prendre sa revanche sur le sultan, désir qu’il cultive et garde caché au plus profond de son cœur.
Il donne des ordres pour que la sultane ait ses quartiers privés dans une aile du palais. Après toutes ces politesses, on sert le thé à la menthe. Il s’enquiert alors de l’objet d’une ambassade aussi prestigieuse. Fatma, toujours souriante, fait un geste en direction d’al-Din.
Celui-ci tend à l’Émir un rouleau avec le message du Sultan.
Il l’ouvre :
« Nous, Sultan d’al-Khandra, descendant du Prophète par Ali, Commandeur des croyants, chef suprême des oasis de Sakākah, Jawel, al-Hardash, Bettawi, Kadesh, Boukra et Nalbeth, Seigneur des Bédouins du Jawid et des montagnes de la Lune, te saluons avec amitié. Qu’Allah le Miséricordieux t’ait en sa sauvegarde.
Mon frère, car c’est le titre que nous voulons dorénavant te donner, nous avons arrêté un grand dessein pour nos deux familles. Nous voulons établir une union sacrée avec Kadesh pour le plus grand bien du royaume. Nous demandons la main de votre fille Soraya comme première épouse pour notre fils et héritier Karim. Elle aura ainsi pour destin de remplir le rôle de sultane lorsque Allah le Miséricordieux, que son nom soit béni, me rappellera dans son Paradis.
En gage de notre estime, nous avons délégué notre première épouse, la Sultane Fatma, pour régler les détails de ce mariage. Elle pourra ramener votre fille à al-Khandra avec tous les honneurs dus à la future épouse de notre fils bien-aimé.
Nous désirons aussi inviter votre fils Djamil à venir occuper le poste prestigieux de Premier Écuyer de Karim. Auprès de lui et du Général al-Din, il pourra ainsi parfaire sa formation militaire. Nous ne doutons point que sa présence auprès de nous ne soit d’un grand réconfort pour sa sœur Soraya, car l’on nous dit qu’ils sont très liés.
Nous appelons sur vous, mon cher frère, les bénédictions du Très-Haut. Nous espérons vous recevoir bientôt dans notre belle cité d’al-Khandra pour les célébrations du mariage.
Et nous signons :
Abdullah bin Ali, Sultan d’al-Khandra. »
L’Émir lit le texte sans sourciller. Aucune émotion ne transparait sur son visage. Il fait montre d’une grande maîtrise de lui-même. Son esprit vif saisit toutes les implications de cette demande : il est coincé. Il ne peut refuser sans encourir de graves complications.
Il répond de manière diplomatique :
La richesse étalée autour des invités dément de tels propos. Il cherche à gagner un peu de temps. Une telle union pourrait être avantageuse, mais contrecarre ses idées de vengeance. Trouvera-t-il en Fatma une alliée ? Comment présenter la proposition à Soraya ?
Fatma répond que le retour à al-Khandra est prévu avec la prochaine caravane, dans huit jours.
Sans autre cérémonie, on fait honneur au buffet. La conversation se limite à des lieux communs. Al-Din tente d’établir un lien avec Djamil, l’interrogeant sur son entraînement militaire et sur ses intérêts. Fatma et Kamel parlent de banalités, mais leurs yeux disent autre chose. Après la collation, chacun rejoint ses quartiers pour se reposer et se préparer en vue de la soirée.
Chapitre 4 : Festin et Chant
Une fois retirée dans les appartements qui lui sont réservés, la sultane Fatma prend un moment pour se reposer et examiner la richesse des lieux. L’émir n’a pas lésiné sur la décoration de cette chambre dans laquelle on retrouve un superbe lit à baldaquin garni de multiples coussins et entouré de voiles colorés. Les murs sont richement ornés de grandes tapisseries animales ou florales.
Savourant ce moment de détente, Fatma s’étend sur la méridienne mise à sa disposition, déguste des biscuits aux dattes accompagnés d’un thé épicé qu’elle adore.
Elle prend ensuite le temps de revêtir sa plus belle robe de soirée, un caftan de couleur rouge orné de perles qui met sa beauté en valeur et dans laquelle elle se trouve attirante. Elle veut éblouir Kamel.
*****
Que faire de cette demande en mariage, se demande Kamel ? Comment se séparer de sa précieuse fille ? Il a redouté ce jour où il devra la laisser partir, l’offrir en cadeau à un homme. Il l’a élevée comme un garçon, au mépris des conventions. La céder au fils aîné du sultan, son ennemi juré : cette pensée lui est insupportable. Il lui a volé son premier amour, et maintenant il veut lui ravir Soraya ! Il faut éviter cela à tout prix. Que faire ? La décision ne peut attendre que quelques jours.
Kamel est encore troublé d’avoir revu la ravissante Fatma. Il a retrouvé son corps débordant de sensualité, ses gestes envoûtants. Sa présence a automatiquement ravivé l’amour qu’il a pour elle. Il n’a de cesse de pouvoir lui exprimer la flamme qui fait battre son cœur. Il ne veut plus se séparer de l’amour de sa vie. Maintenant qu’il l’a dans ses murs, il doit trouver une façon de la reprendre. Il ne doute pas qu’elle le désire tout autant que lui. Ils doivent vivre ensemble, coûte que coûte. Une idée germe dans sa tête… Oui Fatma sera à lui… Il s’en fait le serment. Pour le moment, il doit faire honneur à ses invités.
*****
Tout débute par un festin. Les cuisiniers se sont surpassés. Des effluves appétissants chatouillent les narines des invités. Les méchouis d’agneaux et de cabris sentent bon le thym et le romarin. Sur les tables trônent chorba, bourek, couscous, kefta, briouates, kebabs et salades exotiques. Les vins liquoreux du nord viennent parfaire le repas. Plusieurs notables, riches marchands et conseillers de l’émir, sont présentés au général al-Din. On parle de négoce avec les Vénitiens, du pouvoir du Grand Khan si ombrageux et de la menace des Kalashs. L’émir écoute attentivement, corrigeant parfois une information fautive.
Al-Din questionne Djamil sur son entraînement militaire. Ce dernier est fier de lui raconter ses performances au cimeterre et sa passion pour les chevaux. Il parle d’un nouvel arc qu’il utilise quand son père lui coupe la parole pour lui demander ce qu’il pense du projet d’aller à al-Khandra. Al-Din est surpris de cette interruption et s’interroge sur ce que l’émir veut cacher. Djamil réfléchit un moment et demande :
Et il ajoute à l’intention d’al-Din :
L’émir se contente de sourire et de faire un geste de dénégation de la main.
Peu après, on fait entrer les musiciens. Les joueurs de nay, ces flûtes de roseau si répandues dans ces contrées, amorcent une mélodie lente et voluptueuse. L’oud et le tar à long manche se joignent à cette musique. Le joueur de tabla vient appuyer le rythme. Une dizaine de danseuses entrent alors, se déhanchant en faisant tourner leurs voiles, frappant du pied pour accentuer les temps forts, toutes en grâces et en séductions. Elles enchaînent avec une danse du ventre enlevée, chacune montrant sa virtuosité par une improvisation personnelle. Ces démonstrations plaisent fort aux convives. On applaudit bruyamment la performance.
Fatma fait alors son entrée, parée de ses plus beaux bijoux, entourée d’un groupe de femmes lui accordant préséance. Le khôl rend son regard plus profond. Kamel sent son cœur s’accélérer. La sultane s’assoit à côté de l’émir, le remercie de son accueil et le félicite pour la magnificence de son palais. À ce moment, accompagnée des youyous des danseuses de baladi, Soraya s’avance en sautillant dans la salle du palais. Vêtue de voiles vaporeux et couronnée de lauriers roses, elle tourne d’un pas si léger qu’on croirait qu’elle vole sur un nuage.
L’émir frappe dans ses mains et debout, fier comme un paon, présente sa fille bien-aimée aux ambassadeurs. Al-Din, bouche bée, dévore des yeux cette divine apparition et son cœur se met à battre la chamade tant et si bien qu’il se sent presque défaillir. Aucune femme ne lui a jamais procuré une telle sensation. Il sait dès cet instant qu’il vient de tomber amoureux de cette nymphe. Elle s’installe aux pieds de l’émir. Celui-ci l’accueille avec un large sourire, faisant fi de ce bris des conventions.
Les musiciens entament une ballade et les conversations reprennent. Se souvenant de la belle voix de Fatma, Kamel lui demande si elle voudrait bien chanter. Elle se lève, va vers les musiciens et emprunte un oud à l’un d’eux. Le silence se fait. Elle entame une lente mélopée, s’accompagnant à l’oud.
Un joueur de nay souligne la mélodie. La voix claire de la Sultane s’élève dans la salle. Elle chante l’histoire de la princesse Almina, qui attend le retour de son amoureux parti à la guerre. Elle évoque sa peine et la douleur de l’absence. La chanson se termine par le couplet :
« Mille fois mon amour traversa le désert,
Sachant que tu serais là.
Mille fois mes rêves m’ont porté jusqu’à toi.
Et enfin te voilà :
Toi, toi, mon oasis de joies,
Mon marchand de bonheur !
Le désert n’est plus là,
Car la vie dans tes bras
Devient le paradis pour moi. »
Elle chante ces derniers vers avec de tels accents de vérité que tous en sont émus. On applaudit vivement sa prestation et Kamel la regarde avec une expression lui disant qu’il a bien compris le message.
Durant ce numéro, al-Din n’a pas quitté des yeux le visage de Soraya, a surveillé chacune de ses réactions. Il n’a rien vu de l’échange entre l’émir et Fatma, tout entier pris dans son propre vertige. Se sentant observée, Soraya se tourne vers lui et lui sourit. Se souvenant de son amour de l’équitation, il lui demande quel type de chevaux elle monte. Moqueuse, elle lui répond qu’il s’agit d’une curieuse façon d’entamer une conversation avec une jeune femme. Il rougit et elle éclate d’un rire cristallin. Elle se rachète en lui disant combien elle a trouvé magnifique son cheval noir, le complimentant sur son habileté à contrôler un étalon aussi nerveux. La conversation se poursuit sur un ton mi sérieux, mi badin. Cette jeune femme fait montre d’une liberté absolue, sans la réserve et la soumission des femmes de ce pays. Loin d’en être scandalisé, il trouve cette attitude rafraîchissante et en est ébloui. Pour la première fois de sa vie, il sent non pas un désir, mais un amour définitif, absolu, irrémédiable. Mais cet amour lui est interdit : elle est promise à Karim. Il doit faire taire ses sentiments. C’est son devoir.
Les invités partent peu à peu. Fatma s’attarde, recevant les hommages de tous. Al-Din remercie chaleureusement l’émir de cette soirée et retourne dans ses quartiers, pensif, et le cœur lourd.
Chapitre 5 : Nuit d’amour
Jours 22-23
Fatma, heureuse de sa prestation devant l’assemblée, se retire ensuite dans ses appartements. Elle a bien vu le regard de Kamel et a compris qu’ils ressentaient le même amour. Elle revêt un vêtement de nuit en soie, ample et irisé. Le doux froissement du textile sur sa peau exacerbe son désir. Elle ne peut pas aller rejoindre Kamel car cinq eunuques, postés dans l’antichambre, gardent jalousement sa porte. Ils mourront avant de laisser passer qui que ce soit. Le sultan sera informé de tout manquement. Même ici, elle demeure prisonnière de son mari.
Elle se couche, essaie de s’endormir. Peine perdue, elle bouge sans cesse, en proie à un désir fiévreux. Des lampes de chevet lancent leur faible lueur sur les tapisseries. Dans l’angle du mur, l’une d’elles se met à onduler. Quelqu’un s’est-il caché derrière ? Elle saisit un stylet pour se défendre, se prépare à lancer l’alarme quand elle voit Kamel apparaître.
Surprise, éperdue, elle se jette dans ses bras. Ils s’embrassent avec passion. Reprenant son souffle, elle demande :
Ils s’enlacent de nouveau, s’embrassant avec avidité. Une avalanche de sensations engloutit Fatma. Une chaleur se répand dans tout son corps, elle ressent une douce volupté. Une soif, une faim de l’un pour l’autre les possèdent. Il l’entraîne vers la couche, enlève sa djellaba d’un geste brusque, la dévêt rapidement, embrasse son cou, ses yeux, sa bouche, dans l’urgence d’un désir longuement contenu. Elle admire ce grand corps musclé. Éperdue de bonheur, elle caresse son visage, ses longs cheveux…
Ses mamelons, durs et pointus se dressent vers lui. Il les prend dans sa bouche, les bécotant amoureusement. Leurs mains se cherchent, se découvrent. Elle s’ouvre à lui, il la pénètre doucement. Ils restent un instant sans bouger, leurs chairs frémissantes, émerveillés de cette fusion tant attendue. Ils se chevauchent d’un rythme régulier, accordés comme de vieux amants même si c’est une première fois. Il plonge dans le puits de ses yeux, s’abîme dans son regard, se perd en elle. Soudés l’un dans l’autre, ils se caressent, s’embrassent, se mordent, explorant les méandres de leurs corps et de leurs désirs.
Leurs souffles et leurs mouvements s’accélérèrent. L’excitation se fait pressante. Il ralentit le rythme, désirant prolonger ce moment. Il se tourne sur le dos, l’entraînant au-dessus de lui sans se séparer d’elle. Elle le chevauche à son tour, emportée par son propre désir. Ils s’envolent sur un tapis volant, dans un univers d’étoiles et de génies. Ils se laissent envelopper de voluptés, de sensations insoupçonnées. La tendresse remplace la passion. Le torrent devient une eau cristalline, une douce fontaine. Ils se laissent porter par une langueur diffuse.
Plus tard, la passion revient. Leurs cœurs s’accélèrent, leur respiration plus courte, leur étreinte plus pressante. La jouissance monte, approche du paroxysme. Ils ne font plus qu’un : elle est lui, il se fond en elle. L’univers s’anéantit dans cette fusion de leurs âmes et de leurs corps. Ils étouffent leurs gémissements dans un long baiser pour ne pas alerter les gardes. Puis, épuisés, émerveillés, ils s’embrassent encore. Un silence voluptueux les enveloppe. Ils se disent leur amour puis s’endorment, enlacés l’un à l’autre.
Au petit matin, Kamel, en nage, étendu sur le lit admire amoureusement cette beauté charnelle encore plus envoûtante que dans ses souvenirs. Il respire avec délectation les effluves persistants de leur amour. Pour Fatma le ciel a désormais un nom : Kamel. Elle a l’impression de renaître et, pour un court instant, peut rêver d’un avenir différent. Ébranlé, titubant, Kamel doit la quitter. Le cœur chaviré, il reprend le chemin de ses appartements, réalisant que son amour pour Fatma dépasse tout ce qu’il a pu imaginer. Il lui promet d’autres nuits d’amour et se faufile au-dehors par la porte dérobée.
Chapitre 6 : Al-Din
Jour 23
Depuis une heure, le général al-Din a regagné sa chambre. Il n’arrive pas à dormir. Il n’est pas installé dans le quartier des serviteurs, mais tout près, comme si l’émir Kamel, en le logeant à cet endroit, avait voulu mettre le plus d’espace possible entre lui et la sultane.
À l’abri des regards, il peut se remémorer à loisir le souvenir de la plus belle femme qu’il lui ait été donné de voir. Il remercie Allah d’avoir créé une telle grâce. Pourtant de petite taille, elle lui semble très grande et si féminine dans sa robe de soirée toute brodée d’or et de perles. Il la trouve élégante et raffinée, jusque dans sa chevelure, remontée au-dessus de sa tête et couronnée de peignes d’argent. Il s’endort enfin comme un bienheureux déjà en amour.
Le sultan lui a demandé d’évaluer les forces de Kadesh. Au lever du jour, mine de rien, sous prétexte de voir Djamil, il se dirige vers la casbah. Les gardes lui bloquent le passage : aucun civil n’est admis à l’intérieur. Quant aux écuries de l’émir, elles sont au trois-quarts vides. Pourtant, il voit des traces d’une occupation récente, des réserves de grains importantes… Il en est de même pour l’enclos des dromadaires. À ses questions, on répond de façon vague, disant que plusieurs cavaliers et méharistes sont sur la route de Jérusalem, protégeant une importante caravane. Al-Din est inquiet. On lui cache des choses.
Et puis, il n’a pas oublié l’arc dont parlait Djamil. Pas de trace d’une arme nouvelle. Les quelques archers observés à l’entraînement ne paraissent pas à l’aise avec leur arme traditionnelle et il est convaincu qu’on a déplacé les cibles d’exercices. Les traces de certaines flèches sont trop profondes, comme tirées d’une arme plus puissante.
L’émir a aussi recruté un nombre significatif de mercenaires persans. Rien de surprenant à première vue. Après la déroute du Shah aux mains des Mongols quelques années auparavant, beaucoup de ses soldats ont trouvé refuge au sud. Il vaut mieux les intégrer dans les troupes régulières. On évite ainsi de les retrouver dans les rangs des bandits qui rançonnent les caravanes. Le sultan a fait de même. De combien de nouvelles recrues l’émir dispose-t-il ?
Avisant une auberge près de là, al-Din s’installe à la terrasse. Il est le seul client. Le propriétaire, bedonnant et souriant, lui sert un thé sucré. Il décide de cuisiner le vieil homme pour en apprendre plus sur les forces défensives de l’oasis. Al-Din engage la conversation, parlant des affaires, des soldats qui doivent être une bonne clientèle pour lui. L’autre acquiesce, heureux de faire valoir son succès. Sortant une pièce en or de sa bourse, al-Din lui demande si une troupe importante est sortie de la ville récemment. Le visage avenant se ferme aussitôt. Feignant une occupation urgente, il retourne à sa cuisine. Al-Din éprouve soudain une étrange sensation, un réflexe de guerrier. On le surveille. Il en est certain en apercevant un homme au regard mauvais et à la djellaba bleu nuit. Il l’a justement remarqué au champ de tir. Al-Din sourit. Cette soudaine réticence et cette surveillance confirment ses soupçons : l’émir dispose de troupes importantes et veut le cacher.
Il retourne aux écuries, voulant s’assurer qu’on prend bien soin de Tempête, son étalon noir. Le palefrenier a bien fait son travail. De la paille fraîche tapisse une stalle privée. Le cheval a été étrillé correctement. Tempête avance la tête vers al-Din, le renifle. Ce dernier lui frotte l’encolure, dans un geste familier.
Al-Din prend le licou, l’emmène vers l’enclos d’exercice. Il voit alors Soraya, qui bichonne son alezane dans l’enclos. Elle lui adresse un large sourire, éloigne sa jument et vient à lui.
Il ouvre la porte, lâche le licou de Tempête. La jument regarde l’intrus, donne un coup de tête, plaque ses oreilles. L’étalon veut s’approcher. Elle lui montre sa croupe, prête à ruer, émet un couinement pour l’avertir. Il baisse la tête, fait mine de brouter, reste sur place, montrant ainsi ses intentions pacifiques. Satisfaite, la jument fait un cercle et s’approche lentement, en parallèle avec l’étalon. Elle fait pivoter ses oreilles vers le sol, en signe d’apaisement. Puis elle tend ses naseaux vers les siens et ils échangent leurs souffles. Ils se frottent l’encolure l’un l’autre. Tout est pour le mieux. Ils broutent de pair un moment.
Les selles légères mises, ils montent les chevaux. Il constate qu’elle est une écuyère accomplie, manœuvrant Nuage avec adresse. Ils parlent tout en chevauchant.
Sans attendre la réponse, elle accélère. Tempête suit. Au grand galop, les chevaux déploient leurs puissances. Une course effrénée vers la montagne débute, chacun prend les devants tour à tour, se défiant de vitesse et d’adresse, comme des égaux, affichant leur liberté, au mépris des règles et des contraintes de la société.
Al-Din est comblé, jubilant. Il profite sans réserve de ce moment unique. La présence et l’énergie de Soraya l’envoûtent, le rendent euphorique. Il n’ose pas croire à ce bonheur.
Bientôt, il faut ralentir, permettre aux chevaux de récupérer. Elle le conduit à un surplomb rocheux. De là-haut, on voit l’ensemble de l’oasis, la verdure des champs et des dattiers : la médina et la casbah paraissent bien petites.
Un silence s’installe. On n’entend que le chant des oiseaux, le souffle des chevaux. Soraya reprend :
Ces dernières paroles lui brisent le cœur. Il pense à ses obligations, à son serment d’allégeance au sultan, à la guerre qui pourrait éclater… Soraya ne lui est pas destinée. Il doit faire taire ses sentiments, être un bon soldat.
Un faucon lance son cri, plonge vers un groupe de pigeons, en attrape un. Observant la scène, Soraya ajoute :
La magie de la course est terminée. Soraya a perdu sa joie de vivre et sa désinvolture. Le chemin du retour se fait en silence, al-Din demeurant respectueusement quelques pas derrière Nuage et son inaccessible amour.
Chapitre 7 Fatma et Kamel
Jour 24
Cette deuxième journée au palais de l’émir est très épuisante pour la sultane Fatma, surtout après sa nuit d’amour torride. On lui fait visiter toutes les pièces du palais, de la salle de bal jusqu’aux cuisines, en passant par les chambres du harem et le salon des femmes. Elle se rend même sur la grande terrasse d’où elle peut admirer une grande partie de la ville.
******
Les étoiles brillent plus que d’habitude dans le regard de Fatma, debout sur son balcon. Son cœur s’accélère à l’idée d’être à nouveau dans les bras de Kamel. La nuit est venue depuis quelques heures. Fatma entend les eunuques qui fêtent dans l’antichambre. L’émir leur a fait servir du vin « pour les remercier de bien protéger leur sultane ». Elle se sent tendue, fébrile. Kamel devrait être là ! Son impatience grandit. Enfin, la tapisserie du coin de la chambre bouge. Il arrive.
Elle se saisit de lui, l’embrasse avec passion.
Elle ne laisse pas finir sa phrase, se jette sur lui, l’embrasse avec fougue, lui retire ses vêtements, l’entraîne vers le lit. Elle le désire tout de suite, là, maintenant. Son érection ne tarde pas. Il se colle sur elle, se saisit de ses seins, les lèche avidement. Elle l’agrippe, s’ouvre. Elle veut le sentir en elle, se faire posséder. Il la pénètre.
Surpris par l’urgence et la force du désir de Fatma, Kamel se laisse guider. Elle est lionne, elle est hyène. Elle le griffe, le mord, le veut avec violence. Elle veut sa force, exprime un désir à la limite de la cruauté. Leur rencontre devient un combat. Le lit est leur terrain de bataille. Ils se mesurent, se jettent l’un sur l’autre. Elle le monte, le domine. Il la roule, la pilonne. Ils luttent ainsi de longs moments, jusqu’à l’extase finale. Elle jouit la première, étouffe à peine un cri. Les vagues de plaisir l’envahissent à son tour. Épuisé et ravi, il tombe à son côté.
La passion satisfaite, elle se blottit dans ses bras. Un désert de silence la submerge. Elle se met à pleurer, doucement tout d’abord, pour ne pas alarmer Kamel, à moitié endormi. Elle n’en peut plus. Les sanglots l’emportent. Les larmes coulent sur la poitrine de son amant. Il se réveille. Avec douceur, il lui demande ce qui provoque cette tristesse.
Kamel la laisse dire jusqu’au bout. Il lui demande enfin :
Elle tressaille devant cette évidence.
Il lui dévoile à voix basse son plan. Elle l’écoute avec attention. Ses yeux s’agrandissent, elle rougit.
Chapitre 8 Soraya, Djamil et Farid
Jour 25
Après les ablutions du matin et le petit déjeuner composé de figues et de dattes servis sur un plateau d’argent, Kamel ne perd pas de temps pour mettre en marche son stratagème. Sa priorité : annoncer à sa fille son acceptation de la demande du sultan. Il est méticuleux dans ses actions. Ses pions avancent sur son échiquier pour l’ultime « Échec au roi ». Il se méfie de tous ceux qui gravitent autour du sultan, surtout du général al-Din. Rien ne doit lui échapper.
Soraya arrive. Cette convocation l’inquiète. Elle voit des cartes étalées sur une grande table et son père les étudiant avec attention. Elle attend qu’il lui adresse la parole. Il lève les yeux, l’examine comme il ne l’a pas fait depuis longtemps. Devant lui, ce n’est plus une enfant, mais une jeune femme, déjà droite et fière, capable de lui résister. Il regrette de l’avoir élevée avec tant de liberté. Elle va souffrir.
Elle le regarde fixement, ne répond rien. Il continue :
Elle encaisse cette rebuffade, si inhabituelle de la part de son père.
Cette réponse traditionnelle ne plait pas à Soraya et elle proteste :
Elle rougit de se voir si facilement découverte. Comment son père l’a-t-il deviné ? Il répond à son interrogation muette :
Il dit cela sur un tel ton que Soraya ne peut protester. La décision de l’émir est sans appel.
Elle quitte la pièce avant de s’effondrer. Non, elle ne va pas pleurer comme une petite fille ! Elle ne montrera pas une telle marque de faiblesse devant son père.
À la sortie de Soraya de ses appartements privés, l’Émir va retrouver son fils Djamil. Il faut l’informer de ses plans. Celui-ci s’entraîne avec Farid dans la salle d’armes : un repaire inaccessible aux hôtes. Tous deux spéculent sur les combats au corps à corps. Tuerie, massacre, rivalité : des sujets de prédilection pour ces deux jeunes hommes rêvant de gloire. Le père les regarde d’un air songeur. Kamel se remémore comment, lui-même à cet âge, voulait à tout prix prouver sa valeur et triompher de sa pauvreté, de son statut de fils de paysan. La dette de sang, le devoir de venger son père le motivait. Il ne craignait pas le combat…
Est-ce que mon fils sera aussi courageux face à sa propre mort ?
Kamel interrompt les deux jeunes hommes.
Djamil est surpris de cette tournure des événements. Il interroge son père :
Farid écoute ce conciliabule père-fils sans rien dire. Son silence témoigne de sa loyauté. Il voue un attachement sans failles à l’émir et à son fils. Depuis l’âge de 5 ans, il joue le rôle d’ami de l’héritier. Avec les années, ce rôle s’est transformé en des sentiments plus complexes. Farid craint un abandon. La pensée de le voir partir loin de lui le bouleverse. Le visage triste, il se questionne sur son propre avenir. Mais il n’ose pas partager son désir de l’accompagner.
Djamil est excité à l’idée de combattre auprès de son père.
Kamel tourne son regard sur le jeune Farid et lui dit :
********
Après cet échange avec son fils, l’émir convoque al-Din dans la salle du Conseil. Il y a réuni plusieurs notables en vue d’une annonce officielle. Dès son arrivée, les murmures cessent. Il se tourne vers al-Din :
Des murmures d’approbation et des félicitations émergent dans la salle. L’émir ajoute :
Il lui tend un parchemin et lui dit :
Al-Din est étonné d’une réponse aussi rapide. Il s’attendait à plus de résistance de la part de l’émir. Quel plan se cache derrière cette annonce ? Il ne laisse rien voir de ses doutes :
Sur ces paroles, l’émir salue l’assemblée et s’en retourne dans ses quartiers. Il rédige un autre document destiné au «RENARD», son espion à al-Khandra depuis quelques années. Un autre pigeon partira avec ce message codé.
Al-Din demeure songeur. Pourquoi cacher des troupes si l’on n’a pas d’intention guerrière ? Il trouve un peu étrange la façon dont la réponse parviendra au sultan d’al-Khandra. Il sait bien que les pigeons sont des messagers très rapides, mais en quoi est-ce urgent ?
Ses sentiments pour Soraya lui font perdre son sens critique, se dit-il. Il n’a aucune chance auprès de Soraya. Il doit renoncer à l’amour qu’il ressent pour elle, faire taire son cœur : elle ne lui est pas destinée. Il n’a pas le droit de la désirer. Sa tête s’embrouille à l’idée de la côtoyer de si près au palais, la sachant dans le lit de Karim. Ce dernier ne la mérite pas. Il va la briser …une perle de femme libre, mais que faire ?
Sortant du palais, al-Din aperçoit Djamil qui prépare sa monture. Farid se tient à ses côtés, comme toujours.
Ce jeune a reçu une excellente éducation : il pourra prendre la relève de son père un jour. Ah…. si seulement j’avais un fils….!
Resté seul avec le général, Farid lui dit :
Surpris par la démarche de Farid, le général al-Din répond :
Le sourire aux lèvres, al-Din se doute bien qu’il viendra à bout des résistances de Séphora. Ce service rendu pourrait bien lui servir un jour, qui sait ? C’est avec cette pensée qu’il ira voir la veuve.
Toutefois, il se questionne sur les relations que peuvent bien entretenir les deux jeunes hommes. Est-ce qu’on lui cache un fils non reconnu de l’Émir ? Est-il amoureux de Soraya ? Est-ce plus qu’une fratrie ?
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Djamil et Farid se connaissent depuis leur tendre enfance. Séphora voit d’un très bon œil cette amitié, car, en secret, elle aime l’émir. Ils cheminent côte à côte et font les cent coups ensemble. Farid ne refuse jamais d’exécuter les plans de son complice. Djamil est le leader dans ce genre de choses. Ils ont fait courir les eunuques au travers du harem maintes et maintes fois, caché les armes de leurs entraîneurs sportifs et engendré bien des rixes aux écuries. Complices pour tout et en tous lieux.
Mais, depuis deux ans les garçons deviennent des hommes. Ils se voient souvent nus lors des bains turcs ou dans le hammam. Farid admire le corps robuste de son ami et éprouve des sensations, des émotions et des frissons d’excitation en explorant des yeux ce corps bien musclé. Djamil pour sa part aime bien se rapprocher de Farid lorsque nu et ose quelquefois, en riant, des gestes qui ne les laissent pas indifférents. Lui aussi ne se lasse jamais de regarder le corps élancé aux muscles longs et effilés de son partenaire. Les sports de contact leur plaisent particulièrement. Parfois ils se prennent par le cou ou par la main, coutume permise pour les hommes en Arabie. Ils ont, malgré leur jeune âge, expérimenté les jeux de l’amour avec quelques jeunes nomades consentantes et de jeunes servantes du harem. Ils se parlent ouvertement de leurs exploits, mais l’un comme l’autre ne se disent pas attiré par ces rencontres. Le plaisir de se retrouver ensemble dépasse pour eux le plaisir de posséder une fille.
Avec l’âge, les deux compagnons se rendent bien compte que leur l’amitié évolue vers des sentiments plus puissants. Un jour, un exercice de lutte les précipite dans les bras l’un de l’autre. Un baiser échangé devient le début d’une longue série. Suivre ce penchant signifie pour eux aventure, mais aussi perdition et déshonneur. La prudence est de mise. Ils rusent pour arracher de courts instants en tête à tête où les baisers et caresses affluent.
Djamil a attendu Farid près de la porte de la casbah pendant que ce dernier discutait avec le général al-Din. Ils chevauchent côte à côte, lentement tout d’abord. Ils passent au trot rapide dès l’approche du désert. Ils s’élancent, heureux de tester leur habileté, se grisant de la vitesse, laissant le vent de la course faire voler le voile de leurs turbans. Ils grimpent vers la montagne, poussant les montures à leur limite.
Ils arrivent ainsi à ce surplomb rocheux qu’affectionne Soraya. On laisse souffler les chevaux. Djamil regarde l’oasis pour s’en imprégner, car le départ prochain l’habite déjà. Il est excité par l’aventure et l’inconnu du voyage, mais il quitte la protection du palais et de sa vie antérieure. Il passe à la vie adulte. Le plan de son père et le rôle qu’il doit y jouer ne lui laissent aucun doute. Farid attend en silence, un pas derrière.
Non loin de là, une caverne peu profonde donne une ombre bienvenue. Ils attachent les chevaux à un arbre desséché, s’installent sur le sable frais.
Un silence s’installe. Djamil, pensif, regarde au loin, cherchant à deviner son avenir. Farid, fébrile lui prend la main.
Djamil lui prend la main, hésitant. Il sent le désir monter en lui, voit la même envie chez Farid. Ce dernier se rapproche, lui touche le visage, puis l’embrasse doucement. Ils se jettent l’un sur l’autre, se roulent sur le sable. Leurs corps enlacés, ils se laissent aller, défont tuniques et sarouals, frottent leurs sexes durs l’un contre l’autre, s’embrassent avec passion. Ils se cherchent des mains, explorent le corps offert de l’autre. Farid prend le pénis de Djamil dans sa bouche, le suce avec ardeur. Djamil l’imite, prend le même rythme, se laissant conduire par son instinct. Des vagues de plaisir l’enveloppent, l’exultation de son corps l’emporte loin de tout. Il n’est plus qu’ondes de jouissance et il explose dans la bouche de Farid. Il reçoit à son tour la semence de Farid, qui l’étouffe presque. Il crache le tout, n’osant pas avaler. Ils se serrent l’un contre l’autre, laissant les derniers spasmes de l’orgasme s’éteindre peu à peu.
CHAPITRE 9 Le rêve du Sultan
JOUR 26
L’échoppe est située dans une rue marchande achalandée. Al-Din est ébloui par la qualité des poteries. Séphora vient d’entreprendre sa journée de labeur. Elle crée tous les dessins gravés sur le grès et décide des couleurs à y apposer. Elle travaille selon l’inspiration du moment et selon ses humeurs.
En ce moment, elle réfléchit à la proposition du marchand voisin qui voudrait lui vendre son espace. Vu la demande pressante pour ses créations, elle pourrait agrandir son atelier, engager d’autres artisans et faire fructifier son commerce.
Toute à ses pensées, elle n’a pas vu arriver le général al-Din.
Tout en sirotant le liquide sucré, le général la remercie encore de son cadeau et lui dit :
Surprise, Séphora répond :
Lorsque le général quitte Séphora, il est heureux pour Farid. Il se rend au palais, espérant y entrevoir sa belle Soraya. Un message lui parvient l’informant que toute rencontre privée leur est interdite. S’y opposer provoquerait la colère et la vengeance de l’émir.
Adieu belles promenades, se dit al-Din. Je n’aurai plus l’occasion de lui parler. Son esprit indépendant, capable de partager mes goûts, mes ambitions et surtout mon amour me manquent déjà. Pour la revoir, al-Din ourdit un plan où Farid agirait comme entremetteur… Un service en attire un autre ! Voilà bien l’occasion idéale.
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L’Orient s’éveille à la lumière et le sultan ouvre les yeux en sursaut, il émerge d’un très mauvais rêve. Des visions l’assaillent, des hommes armés épaulent leurs arcs et pointent leurs cimeterres vers le palais endormi. Le visage de Kamel ben Abdoul près du sien fixe sur lui un regard de triomphe. Est-ce un mauvais présage ? D’un seul bond, Abdullah bin Ali se dresse sur son séant pour s’éclaircir les idées et chasser les mauvais esprits qui l’habitent. Vite il doit réunir son fils Karim, son vizir et son ami Ben Gour pour leur parler de son rêve.
Féru de guerres, de batailles et de gloire, Karim adhère vivement au désir de son père.
Ils en sont là dans la discussion quand un serviteur s’amène avec un message du pigeonnier royal. Le sultan se saisit du petit rouleau, plisse des yeux pour en lire le contenu. Son visage s’épanouit de satisfaction et il annonce au Conseil :
Les conseillers présents écoutent ce que dit le sultan et certains sont un peu perplexes, dont le Grand Vizir.
Sur ce, il se lève et quitte la salle, suivi par Karim qui pavoise comme un jeune coq.
Quant au Grand Vizir, il trouve la réponse du sultan très évasive. Il voulait en savoir plus sur ce plan et doit se contenter d’une réponse vague. Pourrait-il en apprendre davantage en soudoyant un des serviteurs présents lors de ce conciliabule entre le sultan, son fils et le général ? Il doit étudier cette possibilité. Il s’en va de son côté, sans même prendre la peine de saluer Abraham ben Gour. Cette impolitesse n’atteint pas le vieux sage, qui demeure pensif un long moment avant de s’en retourner chez lui.
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Un peu plus tard, « le Renard » relit le message codé qu’il vient de recevoir : « Le faucon a pris son envol. » Enfin, l’action est enclenchée ! Il doit préparer ses hommes, les motiver. Un peu d’or fera l’affaire. Il se frotte les mains de satisfaction. Le sultan sera pris au piège. La vengeance et la richesse l’attendent.
Chapitre 10 Al-Din
Jour 29
Le général al-Din a réfléchi une partie de la nuit à la façon de provoquer une rencontre avec Soraya. Il n’accepte pas son petit mot très bref lui disant qu’ils ne peuvent pas se revoir. Il doit lui parler une dernière fois, au moins pour libérer son cœur, lui dire qu’il l’aime passionnément. Elle restera pour toujours son amour impossible.
Il repense à sa conversation avec Séphora. Les femmes de cette région semblent très libres. L’attention de cette artisane à son égard l’a grandement flatté. La discussion ouverte et franche sur la demande de Farid a eu raison des hésitations de Séphora. Elle s’oublie en acceptant le départ de son fils pour al-Khandra.
Farid retrouve Muhammad al-Din dans la salle où il déjeune en compagnie de ses hommes. Donnant sur la cour des écuries, mais couvert d’un toit de tuiles, l’endroit demeure frais toute la journée. D’un geste, il éloigne ses soldats, désirant converser avec Farid seul à seul.
Farid demeure silencieux un long moment. Il hésite à servir d’intermédiaire au général, malgré sa promesse. Si l’émir apprend cela, il sera chassé et perdra Djamil à tout jamais. Finalement, il entrevoit une solution.
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Au palais, tous s’affairent pour le grand voyage vers al-Khandra. Dans ses appartements, Soraya pleure. Son mariage avec le fils du sultan l’effraie. Ses dames de chambre préparent les valises remplies de ses habits et de ses robes de soie. Elles s’assurent d’y ajouter les nombreux bijoux de sa mère. Almina tente de réconforter sa maîtresse. Elle a le privilège de devenir la première épouse du futur sultan, lui répète celle-ci. Malgré toutes ces belles paroles, les larmes coulent sur son joli visage. Son cœur est déchiré de quitter son enfance, lieu de protection et de bonheur. Elle maudit le temps, l’heure de devenir le bien d’un homme inconnu. Et cela, au moment même où son corps de femme s’éveille pour la première fois : le cœur qui s’accélère, la chaleur au bas du ventre, pour l’homme chargé de la ramener à son fiancé. La nausée et l’impuissance l’envahissent. On lui annonce la visite de Farid. Les yeux rougis, elle se dirige vers le jardin pour y recevoir son messager.
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Plus tard dans la journée, al-Din se présente chez Almina. Passé la porte cochère, il se retrouve dans une petite cour. Almina, une dame au visage crénelé de rides et au teint basané, revêtue d’une simple abaya foncée et du hidjab, se tient devant la maison. Elle le regarde de ses yeux noirs, d’un air sévère.
Elle lui désigne une chaise basse placée près de l’entrée. Il s’y installe, résigné. Almina s’éloigne de quelques pas. Il tente de regarder à l’intérieur. La voix de Soraya l’avertit :
Al-Din serre la main de la nourrice. Elle le regarde s’éloigner puis entre consoler sa petite Soraya.
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Dans sa chambre, Fatma donne les dernières consignes aux servantes pour que les bagages soient prêts au petit matin. La caravane doit partir au lever du jour et profiter de la fraîcheur du matin. Elle ne garde que ses bijoux, sa robe de nuit et ses vêtements de voyage. Elle s’agite, donne des ordres contradictoires et se fâche contre ses esclaves. Toutes la regardent avec appréhension et se questionnent sur ce comportement inhabituel. Un silence pesant règne dans la pièce.
Enfin, elle se retrouve seule. Elle va et vient dans la chambre. Elle attend Kamel avec impatience. Pourquoi n’arrive-t-il pas ? Y a-t-il des complications ? Son plan ne manque pas de finesse ni de cruauté. Elle s’est donnée à lui et ne peut plus reculer. Une dernière nuit avant le départ. Quand pourront-ils se revoir ? L’angoisse l’envahit malgré elle.
Kamel se montre finalement. Elle se jette dans ses bras.
Sur ces paroles, il l’entraîne vers le lit. Fatma oublie aussitôt ses appréhensions, se laisse transporter par les caresses de son amant.
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À sa sortie du hammam, al-Din ressent une grande détente. Les vapeurs brûlantes et le massage ont relâché tous ses muscles. Le muezzin vient de lancer le premier appel à la prière du crépuscule, le ‘maghrib’. Al-Din se hâte vers la mosquée : il veut se recueillir et demander la protection d’Allah pour le voyage de retour et pour Soraya.
Dans la ruelle étroite, trois sbires lui bloquent le passage. Le premier brandit un gourdin et s’élance sur lui. Alors qu’il se prépare à l’assommer, al-Din s’avance sur lui. Il dévie le bâton de son épaule gauche et lui assène un coup violent à la gorge de son coude droit. Sans s’arrêter, il lance son pied au visage du second qui s’effondre contre un mur. Le troisième le menace d’un long kandjar. Il se méfie et attend avant d’attaquer. Al-Din se met en position de défense, les jambes écartées et les bras levés. Il ne quitte pas des yeux le couteau de son adversaire. Lorsqu’il tente de le frapper au ventre, al-Din se jette de côté, s’empare de son poignet et lui tord son le bras vers l’arrière. L’épaule disloquée, ce dernier laisse tomber le poignard. Al-Din s’éloigne de la scène. Il n’a aucun doute sur l’identité du commanditaire de cette agression. Il lui faudra demeurer vigilant.
Chapitre 11 Le départ de Kadesh
Jour 30
Fatma s’éveille en sursaut au milieu de la nuit, en sueur et le cœur emballé. Une angoisse, un doute la saisit : a-t-elle choisi la bonne voie ? S’est-elle laissée emporter par une passion amoureuse qui brisera toute son existence ? Tromper son époux le sultan, c’est déjà très grave, mais le trahir pour le déchoir de son trône et le faire périr ! Jamais ses fils ne le lui pardonneront !
Kamel dort profondément à ses côtés. Elle connaît son ambition démesurée : il voudra sûrement s’engager dans d’autres conquêtes, agrandir le sultanat. Est-ce qu’il l’utilise pour parvenir à ses fins ? Elle chasse vite cette pensée. Elle ne peut douter de son amour ! Cette nuit encore, ils se sont donné l’un à l’autre avec une passion dévorante, un abandon total. Elle le réveille.
À demi rassurée par les paroles et les caresses de Kamel, Fatma préfère chasser ses doutes et se rendort dans les bras de son amant.
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À l’oasis de Kadesh, le soleil débute sa montée pour éclairer le départ. Les cris des méharistes se mêlent aux blatèrements des dromadaires. Les esclaves s’affairent à charger les bêtes des ballots, tentes et fournitures pour le voyage. Les bagages de Soraya et de Fatma font l’objet d’une attention particulière : on doit éviter de salir ou d’endommager les étoffes précieuses soigneusement emballées la veille. Deux palanquins richement décorés attendent les deux femmes.
Al-Din surveille les préparatifs de ses hommes tout en se méfiant des troupes de l’émir. Lui-même et son unité prennent la tête de la caravane, protégeant les palanquins de Fatma et de Soraya. La compagnie de l’oasis, en nombre égal à celle du sultan, vient ensuite. Les eunuques, serviteurs et esclaves forment une colonne bigarrée et bruyante qui fermera le cortège.
L’émir Kamel bin Abdoul s’avance pour souhaiter bonne route à ses invités et à ses enfants. Djamil et Farid, impatients, montés sur de superbes alezans, attendent le signal du départ.
Soraya porte un vêtement de voyage finement brodé. Un voile léger lui couvre le visage. Elle embrasse Almina. Celle-ci contient ses larmes avec difficulté. Soraya s’agenouille ensuite devant son père pour lui demander sa bénédiction. Il lui met la main droite sur sa tête et appelle sur elle la protection du Très-Haut. Elle regarde le palais, signe de temps heureux. Puis elle se dirige vers la caravane. Elle délaisse le palanquin et monte sa jument Nuage, dans un dernier geste de défi aux traditions. Cette provocation fait sourire al-Din.
Le visage de Soraya rougit quand les yeux verts du général fixent les siens. Son cœur s’emballe et un désir inconnu s’empare d’elle. Elle essaie de cacher l’impossible, sa flamme pour l’homme mince et tout en muscle, le chef des armées de son futur beau-père. Comment se sortir de cette union maudite ? Des larmes coulent sur ses joues. Elle se permet de pleurer, car aux yeux de Fatma et des voyageurs, on y voit la tristesse de quitter son pays et sa liberté.
Fatma s’avance enfin, entourée des six eunuques de sa garde personnelle. Elle salue l’émir et le remercie de son accueil chaleureux. Elle arrive à cacher son angoisse à travers le protocole et les discours officiels. Son regard s’attarde sur le visage de son amant. Il déclare :
Se tournant vers le général al-Din, il ajoute :
Al-Din conduit Fatma à son palanquin. L’émotion lui étreint la poitrine en pensant à l’homme dont elle s’éloigne une deuxième fois, son prince charmant, Kamel. Elle contemple l’oasis en se voilant le visage pour cacher sa tristesse et son inquiétude.
Le général donne le signal du départ. Djamil et Farid encadrent le cheval de Soraya, déterminés à bloquer toute conversation avec al-Din. Soraya s’est remise de son abattement : droite et fière, elle montre son courage et commande le respect. Le long défilé quitte ces lieux bénis, sous les regards des curieux et les youyous des habitants. Il avance au pas tranquille des dromadaires vers les dunes. L’oasis disparaît et laisse place à la mer de sable.
Tout se passe bien sur la route. Le soir venu, les serviteurs montent le campement avec célérité. Rien n’est laissé au hasard : tente d’intimité pour les deux femmes et leurs esclaves, et au centre un immense pavillon pour le souper. À l’intérieur, la somptuosité des tissus ornée de soie rouge et de fils d’or, les coussins luxuriants et les nombreuses tables basses sont installés pour y déposer les mezzés composés de taboulé, d’humus, de feuilles de vigne farcies et d’agneau fumant. La première nuit s’annonce claire, sous les étoiles et la pleine lune. C’est un signe de félicité.
Le général al-Din invite les dames à se détendre avant le festin. Celles-ci acceptent avec soulagement. Soraya se retrouve auprès de sa future belle-mère. Celle-ci remarque la mine triste de la jeune femme.
C’est avec hésitation qu’elle dit le mot : homme. Ses idées s’embrouillent. Elle n’arrive pas à réconforter la fille de son amant. Les nuits passées auprès de Kamel démentent ses paroles.
Loin d’être consolée, Soraya se dirige à grands pas vers le désert, toute seule. Immédiatement, le général court et crie derrière elle.
Très vite, il se retrouve à côté d’elle et sa main frôle la sienne.
Elle s’immobilise et le fixe de ses yeux noirs, les épaules droites, la tête haute. Enragée, elle lui dit :
Sous le regard attentif et inquiet de Djamil, le général cherche à raisonner sa bien-aimée. Il veut éviter tout esclandre.
Farid s’était attardé à prendre soin des chevaux. Il entend des soldats rire du sale caractère de la promise. Il court rejoindre son ami. Essoufflé, il regarde la scène. Il se doute de la discussion entre al-Din et Soraya. Mais sa présence dans ce voyage, il le doit au général, au prix d’un lourd mensonge entre Djamil et lui. Il se sent pris au piège. Nerveux, il demande :
À l’instant où les deux jeunes hommes s’avancent, Soraya et al-Din reviennent vers le campement. Soraya passe la tête haute devant son frère et lui lance un avertissement :
D’un pas agacé, elle disparaît sous sa tente. Les trois soldats se regardent, mal à l’aise. Le général cherche à minimiser la scène.
Djamil fulmine, il ne goûte guère ces explications.
Il aurait voulu dire, fidèle. Mais ce mot étreint sa voix. Il sent une faille s’installer entre lui et Djamil.
Chapitre 12 L’étoile voyageuse
Jour 31
Depuis deux semaines, l’astrologue Ibrahim al-Jawali scrute le ciel avec une attention particulière. Aucun doute ne subsiste, une étoile voyageuse se déplace dans la constellation du Taureau. Va-t-elle devenir une étoile chevelue, annonciatrice de grands malheurs ? La pleine lune nuit à ses observations, mais il craint le pire. Le Taureau est la constellation de naissance du prince héritier.
Il vérifie ses tables astronomiques des planètes : Vénus dans la Vierge, signe de la sultane, Mars dans le Cancer, constellation du sultan. La nouvelle lune rejoindra Vénus dans deux semaines : renouveau de l’amour ? Que dire au sultan ? Comment lui présenter son avenir incertain ?
Jour 32
Al-Jawali s’annonce au palais à l’heure où la lumière apparaît. Il arbore de lourds vêtements et sa démarche paraît hésitante. Le visage éteint sous son keffieh orné de pierres inconnues, l’homme avance vers le sultan entouré de son Conseil. On doit fixer la date du mariage de Karim. Il arbore le masque sombre d’un porteur de mauvais augures. Il craint les réactions de son maître. Ce dernier, tout à son bonheur des célébrations prochaines, demeure aveugle à la mine déconfite de l’astrologue royal.
La politesse excessive et l’attitude gênée de l’astrologue deviennent évidentes pour le sultan : quelque chose cloche !
D’une voix tremblotante, al-Jawali s’exécute :
Cette dernière prédiction calme un peu les appréhensions du sultan : il ne doute pas de l’affection de sa première épouse.
L’astrologue ne peut contenir sa stupéfaction.
Le Grand Vizir ne peut contenir un méchant sourire devant cette joute verbale: Ben Gour en sera diminué dans l’esprit superstitieux du sultan, se dit-il. Ce dernier met fin au Conseil par des ordres brefs qui cachent mal son désarroi.
Il quitte le Conseil sans même un dernier salut. Karim le suit. Le vizir entraîne al-Jawali dans une longue discussion, tous deux soudainement atteints de cécité envers le Juif Abraham Ben Gour. Celui-ci hoche la tête : il peut ignorer le mépris du vizir et de l’astrologue, mais il demeure inquiet pour le sultan.
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Le soir venu, le sultan Abdullah bin Ali met des habits de commerçant et se cache le visage sous un large capuchon. Il sort par une porte discrète, accompagné d’un esclave fidèle et muet, bien armé et accoutumé à ses sorties secrètes. Il veut l’avis de la diseuse de bonne aventure Asma. Originaire de la lointaine Inde, elle parle arabe avec un accent étranger prononcé. Elle porte des saris indiens de couleurs vives et des bracelets de cuivre aux chevilles. On la retrouve au souk, lisant les lignes de la main. Certains s’amusent de ses prédictions, mais la plupart croient en ses capacités. Le sultan apprécie ses danses exotiques et croit en ses pouvoirs magiques. Elle habite une petite maison près de la Jamaa al-Kébir, la Grande Place.
Il laisse son serviteur au coin de la rue. Trois coups rapides sur la porte : c’est le signal convenu pour une consultation. Les bracelets de pieds tintent : Asma ouvre le judas. Il relève un instant son couvre-chef. Elle s’empresse de débarrer en reconnaissant son visiteur.
Asma, le visage baissé, invite le sultan à s’asseoir sur le coussin usé, devant une petite table ronde en bois vacillante.
Elle va dans le foyer, choisit quelques charbons brûlants avec des pinces et les dépose dans un large bol en terre cuite. Elle y jette des herbes, un soupçon d’encens puis un peu d’une pâte brunâtre. Une vapeur âcre envahit la pièce. Le sultan y détecte l’odeur du haschich. Asma se met la tête au-dessus du récipient et inspire goulûment, profondément. Son regard devient fixe et vague : elle semble plongée dans un monde de rêve, un ailleurs indéfini. Il frissonne malgré lui. Asma entre en transe et défilent les images qui hanteront ses nuits.
Ces derniers mots de la prophétesse relèvent le moral du sultan, mais il demeure désemparé devant un avenir incertain. Asma paraît prostrée, perdue dans son rêve. Il laisse un dinar d’or sur la table, remet son capuchon et quitte le réduit de la voyante. Il emprunte les ruelles d’un pas rapide pour retourner au palais. De qui doit-il se méfier ? Si seulement Fatma était ici, près de moi, elle saurait me conseiller, soupire-t-il.
Chapitre 13 L’attaque
Jours 31-36
Tout le jour, la chaleur suffocante épuise les voyageurs. Le soleil brutal du désert embrase hommes et bêtes, sans merci. Les bouches sèches peinent à respirer. Tous mettent un foulard sur leur visage pour ne pas trop avaler la poussière que le vent et les montures soulèvent. Les dromadaires déambulent de leur pas chaloupé dans cet univers pour lequel ils sont nés. Mais les sabots des chevaux s’enfoncent dans ce sable trop fin. Ils peinent à avancer, se fatiguent vite et souffrent de la soif. Des pauses fréquentes s’imposent et le convoi chemine lentement.
Sous le dais du palanquin, Fatma soupire. La brise du désert ne la rafraîchit en rien. Lasse de ces journées interminables, elle désire se reposer. Dans ses pensées, tout se mêle et s’enchevêtre. L’angoisse ne la quitte plus depuis le départ de l’oasis. En l’absence de Kamel, le doute s’installe. Elle prend conscience des dangers qui la guettent : l’opprobre public, le rejet de ses enfants, la possibilité qu’al-Khandra l’emporte… Des cauchemars étranges peuplent ses nuits : des génies maléfiques la pourchassent, des femmes en furies veulent la lapider, la tête de Kamel roule sur le sol… Son esprit troublé ne la laisse pas en paix.
Elle éprouve une honte indicible.
Elle ferme les yeux, se laisse bercer par le roulis et le tangage de son dromadaire. Le temps passe, elle ressent une paix, celle du désert.
Le ralentissement du rythme des bêtes la fait sursauter : on s’arrête pour la nuit. Dans le ciel brillent des milliers d’étoiles. On les dirait si proches que Fatma pourrait les cueillir de sa main, comme les fleurs de son jardin. Elle ne remarque pas la nouvelle étoile apparue dans la constellation du Taureau. Que demain nous réserve-t-il ?
Soraya s’est murée dans un silence pesant, écarte toutes les tentatives de dialogue de Fatma. La sultane comptait sur cette traversée pour établir un lien, une complicité de femmes, mais la princesse refuse toutes ses avances. Soraya, ayant déserté son palanquin depuis le départ de la caravane, trotte sur sa belle jument Nuage. Ses pensées la torturent. Elle va vers son destin, mais désire plus que tout vivre aux côtés de l’homme qui la guide vers un mariage obligé. Elle ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer. La voix de la raison prend le dessus, lui rappelant que tout doit se terminer ici… se terminer… Son cœur prisonnier s’agite dans sa cage thoracique comme un animal donnant des coups de griffes et de dents. Orgueilleuse, elle se garde bien de manifester ses sentiments. Elle demeure fermée, inaccessible, se cloître dans sa tente dès que l’on monte le campement, mange seule.
Elle exhibe un visage sombre, répond par monosyllabes à son frère ou à Farid lorsque ceux-ci cherchent à briser son isolement. Sa mine s’illumine pourtant si elle entrevoit le général al-Din s’assurant que sa sultane ne manque de rien.
Ce dernier assume son devoir avec loyauté et grande rigueur. Il mène la caravane d’un pas ferme, persuadé que le temps joue en sa faveur. Les éclaireurs ne remarquent rien de suspect et jusqu’à présent tout se déroule à sa satisfaction. Fréquemment, il quitte la tête du convoi pour le passer en revue comme pour une armée. Il profite de ces moments pour jeter discrètement un œil à sa bien-aimée. Quand leurs regards se croisent, tous deux y voient soif, désir et fièvre. Pourquoi résister à cette communion ? Al-Din voudrait bien discuter de nouveau avec Soraya. Ses pensées vont vers elle, mais il ne peut l’approcher. Djamil et Farid l’encadrent constamment et bloquent tout contact. Lui tient-elle rigueur de ne pas avoir écouté son cœur, d’avoir refusé de s’enfuir avec elle ? Il maudit son sens du devoir, sa fidélité à son serment d’allégeance, son besoin de servir encore le sultan. Malgré tout, il ne peut renier son honneur de militaire.
Le général se tient sur ses gardes. Il constate que les guerriers de Kadesh ne se mêlent pas à ceux d’al-Khandra. Ils gardent leurs distances, mangent et bivouaquent entre eux. La camaraderie naturelle et les échanges qui se développent lors d’une expédition commune n’apparaissent pas. Le foulard rouge qu’ils portent tous intrigue aussi al-Din. Pourquoi afficher une telle enseigne ? Pourtant, il ne détecte aucune agressivité ouverte chez ces hommes : tous demeurent polis, déférents même avec lui. Les conciliabules discrets de Djamil avec l’imposant Muammar bin Sayed, le géant capitaine des gardes de Kadesh ne lui échappent pas. Il surveille sans relâche les mouvements de la caravane, craignant quelque traîtrise. Tempête ressent cette tension, nécessite la main ferme de son maître pour le contenir.
Djamil et Farid semblent indifférents à la morosité ambiante. Ils chevauchent allègrement, tous deux investis d’une mission, d’un secret qui les placent au-dessus de tous, du moins le pensent-ils. Le désert les enchante à chaque tournant de route. Farid, rêveur, goûte à cette immensité qui n’offre aucun repère et où le temps se moule au rythme des levers et couchers du soleil. Djamil pour sa part, jouissant de sa liberté, se permet des escapades à cheval avec l’un des gardes de l’émir ou des courses endiablées sur le dos d’un dromadaire. Il attend l’heure fatidique avec beaucoup d’impatience. Il en a même rêvé la nuit dernière. La mine déconfite de Soraya, le sérieux d’al-Din se heurtent à l’insouciance de leur jeunesse. Bien qu’ils surveillent avec attention Soraya, ils anticipent le bonheur des combats futurs, imaginent des actes héroïques, des aventures palpitantes. Surtout, ils se retrouvent chaque nuit enlacés dans leur tente, explorant leurs corps encore si adolescents, leur sensualité décuplée par l’approche du danger.
Jour 37
Depuis le midi, le désert de sable cède la place à un reg de pierre. Le blanc tourne peu à peu au rouge. Des arbrisseaux chétifs se révèlent au détour de la piste. Des aigles planent sur les collines. De petits rongeurs se cachent sous les rochers ocre. Le paysage se métamorphose. On longe un oued desséché. Des pétroglyphes anciens apparaissent soudain lorsque la caravane traverse un col dans une succession de virages vers les montagnes de la Lune.
Le puits de Jubbah offre un répit aux voyageurs : enfin de l’eau en abondance. Un repos salutaire les attend. Les serviteurs déballent les tentes et commencent l’installation du campement pour la nuit. Certains racontent des récits de djinns. Les cuisiniers préparent un repas frugal pendant que d’autres se délassent en dansant et en chantant au rythme des tambourins. Des Bédouins puisent le précieux liquide dans une grande outre en cuir. Ils la versent dans un réservoir. Les écuyers font boire les chevaux en premier, pas trop à la fois pour éviter qu’ils gonflent : les dromadaires et les hommes peuvent attendre.
À l’ouest, des nuages sombres couvrent le ciel. Al-Din s’inquiète. Est-ce le simoun ou une tempête de sable qui s’annonce ? Soudain, al-Din perçoit un mouvement sur la crête d’une colline proche. Dans un déferlement de poussière et de hurlements apparaissent une horde de guerriers Kalashs armés jusqu’aux dents. Le général pousse un cri d’alerte, se saisit de son cimeterre et se dirige vers son fidèle Tempête. Il tente de regrouper ses forces. La panique empoigne serviteurs et esclaves, des gémissements s’élèvent. Les eunuques forment un rang serré autour de la tente de Fatma.
Profitant de la confusion, un sbire s’approche d’al-Din par-derrière. Il bande son arc. Al-Din, les yeux rivés sur les Kalashs, cherche à évaluer leur nombre. Il tient les rênes de Tempête, s’apprête à le monter. L’étalon se cabre. Ce mouvement brusque lui sauve la vie : la flèche lui perce le côté droit, n’atteint pas le cœur. Il se retourne, voit un foulard rouge se fondre dans la cohue. En dépit de la douleur, il se met en selle. Ses troupes forment une ligne défensive encore mal structurée. Il se tourne vers les soldats de l’émir. Muammar bin Sayed brandit son cimeterre, donne un signal et tous s’enfuient vers le désert, laissant al-Din et la caravane à la merci des attaquants. Le piège se referme sur le convoi.
Les hommes des sables s’avancent vers la garde du sultan tout en laissant fuir la troupe masquée de rouge. Les cavaliers d’al-Din sont en selle. Leurs écuyers courent vers eux, portant écus, heaumes et longues piques. Ils se cuirassent face à la charge des attaquants. Le souffle court, le général al-Din, du haut de sa monture, examine la situation. Quelque deux cents cavaliers Kalashs chargent en hurlant, dans un nuage de poussière. Ces guerriers arborent un foulard noir sur la moitié de leur visage, laissant paraître des yeux ombragés de charbon. Devant leurs regards empreints de barbarie, le général s’inquiète sur le sort des deux femmes. Soixante soldats bien entraînés peuvent vaincre cette horde anarchique, pense-t-il. Il ordonne aux cavaliers de former un front défensif. Les méharistes, moins mobiles, se placent en deuxième ligne.
Peu avant de fondre sur la caravane, les Kalashs virent brusquement vers la gauche pour prendre à revers la troupe. Les cavaliers du sultan veulent les poursuivre, mais une volée de flèches s’abat sur eux. Des archers, camouflés derrière les rochers, se sont avancés. Hommes, chevaux et dromadaires sont blessés. Plusieurs tombent avec leurs bêtes. La confusion règne. La ligne défensive s’écroule. En un instant, les Kalashs font demi-tour et attaquent. Le choc force les soldats à reculer, les entraîne dans un corps à corps sans merci. Les lames fendent l’air, le sang gicle. Les gémissements des blessés se confondent avec les cris des bêtes. Les hurlements du massacre dominent. Le sang des morts et des montures gisant les uns sur les autres teinte le désert d’un ocre noirâtre.
Al-Din, en retrait, constate le désastre. Soraya ! Comment la sauver de ces barbares ? Il se tourne vers les tentes. Soraya, montée sur Nuage, bouscule Djamil qui tombe de cheval et fonce vers le général au triple galop. Elle est sur lui en un instant.
Les bandits ont percé ses lignes, massacrent ses soldats, s’avancent vers eux. Seule la fuite peut les protéger d’une mort certaine.
Ils lancent leurs chevaux vers les sommets. Al-Din oublie sa blessure : il faut sauver Soraya. Un cavalier les talonne, suivi d’un groupe de sept Kalashs. Tempête et Nuage galopent, l’écume à la gueule. Un défilé étroit apparaît. Soraya et al-Din y courent. Le ciel s’assombrit soudain. Le grondement sourd du vent soulève le sable rouge, formant un gigantesque mur. Le jour devient nuit, l’air presque irrespirable. D’immenses vagues de vent déferlent. Les peaux brûlent, les figures se gorgent de poussière. Presque étouffés et à demi submergés, les fuyards avancent à grand-peine. Des tourbillons les enveloppent. La tempête les cache de leurs poursuivants, mais leur vision est limitée. Ils ralentissent pour éviter les obstacles. Ils pénètrent dans la faille. Le vent tombe, bloqué par les parois. Un bruit de sabot se rapproche. Al-Din sort son cimeterre de la main gauche, prêt à se battre malgré sa blessure. Un cavalier surgit au détour du sentier. Le général retient son bras : il a reconnu Farid.
Il sent ses forces décliner, s’accroche à son étalon. Sa respiration devient sifflante. Soraya saisit les rênes de Tempête et reprend la route. Les assaillants semblent avoir perdu leurs traces. Le vent hurle au-dessus d’eux. Le sable tombe doucement. Le soir approche. Une vallée dans le fond d’une gorge leur apparaît comme un mirage. Une zone parsemée d’énormes rochers solitaires se dresse devant eux. Farid se faufile pour explorer de près ces formations et trouver le meilleur abri possible. Son cœur bondit. Une grande ombre se dessine à la surface de l’un d’eux. Allah soit loué! Il devine un creux : une caverne. L’endroit permettra de s’y cacher et de récupérer.
Pénétrant dans la grotte, d’abord hésitants, ils progressent avec lenteur. Soudain, une voix sépulcrale comme celle d’un esprit résonne : « Assalamu alaykum ». « Alaykum assalam», répondent d’une voix éteinte Soraya et Farid. Al-Din, trop faible pour réagir, s’appuie sur la paroi froide du mur de pierre et sombre dans l’inconscience.
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Au puits de Jubbah, les Kalashs ont massacré tous les soldats. Près de la tente de Fatma, les eunuques gisent au sol, égorgés ou empalés. Tout autour, les assaillants forment une muraille impénétrable. Les tourbillons de sable et de vent se sont éloignés vers la montagne. Les servantes et les esclaves se sont réfugiées à l’intérieur. Fatma, au milieu des cris et des pleurs, tente de les rassurer. Tant de morts pour le pouvoir ! Un sentiment de vide et de frayeur l’oppresse.
Djamil contemple la scène. L’excitation de la bataille fait place à la nausée. Tout ce sang ! Le silence soudain des Kalashs et leurs regards de convoitise l’angoissent plus que leurs cris de guerre. Il tente de montrer une détermination et un sang-froid dont il est dépourvu. Il maitrise à peine ses tremblements. Brandissant son grand foulard rouge, il s’avance vers leur chef. Ce dernier porte une cotte de mailles et un heaume orné d’une plume d’aigle. D’une voix qu’il s’efforce de rendre forte, Djamil annonce :
C’était là un point délicat de la négociation et Djamil devait s’en tenir aux termes précisés par son père.
Après un silence pesant, Akrami semble accepter. Sans se compromettre, il annonce :
Il se tourne vers ses hommes, ordonnant d’éloigner les cadavres. Il ne veut pas laisser les chacals du désert le déranger cette nuit. Les vautours commencent à descendre vers le champ de bataille. Youssef Akrami s’attribue la plus grande tente qui reste, celle de Soraya. Djamil regarde cet allié peu commode disparaître sous la toile, puis il va rejoindre Fatma.
Chapitre 14 La Sorcière
Tout à coup, Soraya sent une main pareille à une serre lui agripper la robe. Elle sursaute et s’écrie :
– Qui êtes-vous ?
Une vieille femme lève les yeux dans leur direction. Dans la pénombre, ils distinguent le visage sillonné de rides, à la peau sombre comme un bois d’acacia. Elle a sûrement l’âge de cent lunes, pensent-ils. Son corps décharné et courbé paraît fragile. Dans son dos et le long de ses épaules pend une chevelure hirsute, blanche et jaunie par les ans.
– Je suis Samia. Les Kalashs ne vous poursuivront pas ici.
– Comment savez-vous qu’ils nous pourchassent ?
– Les vents du désert parlent à ceux qui les écoutent. J’ai senti les grondements de l’enfer. Les éfrits tourbillonnants sont venus à votre secours, n’est-ce pas ?
La sorcière les regarde à tour de rôle avec ses yeux perçants. Puis de sa voix éraillée, elle demande :
– Qui a jeté sur lui la malédiction ? Est-ce un djinn ou un éfrit ?
– Je ne peux le dire : Il m’aime et je l’aime mais cet amour nous est interdit, car je suis promise à un autre. Mais nous avons survécu à cette attaque. Peut-être y a-t-il un espoir pour nous ?
– L’univers maintient son propre équilibre, les esprits me l’ont appris. J’ai le pouvoir de les conjurer, mais les résultats dépendent de leur bon vouloir, car les djinns les plus bienveillants changent de nature à la nuit tombée.
Elle marmonne des invocations pour parer aux influences maléfiques.
– Votre ami a besoin de soin.
Samia frappe les pierres à feu : quelques étincelles allument des mousses. Elle souffle sur la flamme, l’alimente avec des brindilles et de la bouse séchée. Des parois de roches suintantes se devinent plus loin. Le temps est suspendu. Une fumée âcre monte vers la voûte de la caverne. Le visage buriné par le soleil du désert de la vieille danse sous les lueurs vacillantes. Soraya observe cette femme sans âge, vêtue de haillons : on dirait une mendiante. Malgré cette apparence négligée, elle dégage un calme intérieur, une assurance et une sagesse qui la met en confiance.
Avec précaution, Farid et Soraya soulèvent al-Din et l’étendent près du feu, sur des peaux de chèvres. Il gît, affaibli par le sang perdu, émet des sons inaudibles. Soraya, le visage angoissé se tient au-dessus de lui, attendant qu’il lui revienne. Samia déchire la djellaba noircie de sang pour examiner la blessure. Il geint, à demi-conscient.
– Apportez-moi ce sac, ordonne-t-elle en désignant une besace dans un coin.
Farid s’exécute. Elle en sort divers pots de terre cuite, retire une petite boule brunâtre de l’un d’eux.
– Faites-lui prendre cette préparation. Ce sont des larmes de pavot. Cela calme la douleur.
Soraya obéit. Elle suit les directives de la guérisseuse et met la concoction dans la bouche du général. Il avale en grimaçant. Sa respiration demeure rapide, sifflante. Devant l’expression revêche du visage de la chamane, Farid s’assoit sur un rocher, à la droite du feu. Il regarde la scène, attentif à ne pas offenser la propriétaire des lieux. Le blessé gémit et un seul mot s’entend clairement :
– Soraya ! Soraya !
Samia place divers instruments devant elle : couteaux, aiguilles, crins de cheval… Elle demande une outre d’eau, en verse dans un bol en métal qu’elle dépose sur le feu. Elle nettoie la plaie, examine l’angle d’entrée de la flèche.
– Je dois l’extraire. Heureusement, elle a glissé sur une côte. Tenez-le bien. Il ne doit pas bouger.
Farid lui empoigne les bras et Soraya lui coince les jambes. Al-Din, sous l’effet du pavot, réagit à peine lorsque Samia retire la pointe d’une main sûre. Le sang se remet à couler. Elle applique une compression avec un chiffon, demande à Farid de bien appuyer. Elle saisit une aiguille, introduit un long crin de cheval dans le chas et coud la plaie d’une main experte. Puis, elle étend un onguent et panse la coupure avec le foulard du blessé. Du reste de ce cataplasme, elle enduit tout le corps nu du général en invoquant les djinns d’une voix rauque. Passant son bâton au-dessus de l’homme fiévreux et tremblant de spasmes, elle poursuit ses incantations. L’emplâtre devient luisant avant de former une pâte dure et brune semblable aux vases de la mère de Farid.
– Va-t-il guérir ?, s’inquiète Soraya.
– Inch’ Allah ! Gardons espoir. Donnez-lui de l’eau s’il se réveille. Installez-vous près du feu pour la nuit.
Elle-même se couche sur des fourrures un peu à l’écart. Bientôt, sa tâche accomplie, elle ronfle faiblement. Soraya veille al-Din. Farid attache les chevaux à l’entrée de la caverne et revient au côté de Soraya. Elle lui parle à voix basse :
– Le nom de Samia est bien connu dans l’oasis. Certains la croient une sorcière, d’autres la considèrent comme un devin. Des fidèles parcourent de longs périples pour la consulter, lui demander un oracle ou quelque potion aux pouvoirs magiques. On dit même qu’elle commande aux djinns et aux dangereux éfrits. Elle lit dans les âmes, discerne les secrets les mieux gardés et peut dévoiler l’avenir.
– Peut-on lui faire confiance ?
– Vois comme elle a bien soigné Al-Din. Dors, je vais le veiller.
Jour 38
Aux premières lumières du jour, la vieille dame chantonne des incantations puis, en jetant un regard à Soraya, lui dit :
– Faites-lui boire un bol de chacune de ces trois potions: la première est forte comme la vie, la deuxième douce comme l’amour et la troisième amère comme la mort. Le chemin de sa vie en dépend.
Alors, patiemment, Soraya ouvre la bouche d’al-Din et, doucement, lui fait absorber les infusions. La troisième, comme prévu, lui cause un haut-le-cœur et il perd conscience. Soraya, affolée, regarde Samia. Elle l’apaise et l’assure que son bien-aimé se rétablira.
– La route de la guérison peut se montrer tortueuse et capricieuse, mais il va s’en remettre : j’y veillerai.
Malgré ces bonnes paroles, le blessé devient agité. Il voit des guerriers autour de lui, cherche à se lever, veut se battre. Farid doit le retenir.
– Soraya, mon adorée ! Je dois te sauver ! Je suis un traître ! J’ai soif, j’ai mal à mon âme. Laissez-moi mourir ! Toutes ces ombres autour de moi, est-ce la fin ?
Les sons arrachés à sa gorge butent, déformés, sur ses lèvres sèches. Al-Din poursuit son délire dans un charabia que lui seul comprend.
Soraya, dévastée, s’effondre sur une roche plate et croise ses bras autour de ses genoux. Le visage d’al-Din ravagé par la douleur lui tire des larmes de désespoir. Elle se tient près de lui, à l’affût d’un signe. Tous ses sens luttent pour sauver l’homme qui détient son bonheur, son goût de vivre. Tout son être lui appartient. Son cœur bat au rythme du sien.
– Allah ! Fait qu’il guérisse ! Prends ma vie pour lui !
Samia intervient :
– L’innocence et l’amour ne peuvent mourir.
Soraya se ressaisit, rassure le blessé, lui sert à boire. Samia lui fait avaler encore du pavot. Il retombe dans une torpeur fiévreuse. Un peu plus tard, Soraya, avec l’aide de Farid, le lave à gestes lents, affectueux. Ses souillures ne la dégoûtent pas et elle masse ce corps abandonné à ses mains. Farid la regarde, étonné. Il constate tout l’amour de Soraya, se questionne sur sa relation avec Djamil : en feraient-ils autant l’un pour l’autre ? Il essaie d’imaginer Djamil blessé et nécessitant les mêmes attentions : démontrerait-il autant de tendresse dans ses soins ?
Il examine al-Din, propre mais de nouveau trempé de sueur. La fièvre demeure intense, sa respiration pénible. Va-t-il survivre ? Il songe aux ordres qu’il a reçus. Il se questionne sur sa mission :
– Ces deux-là vivent un amour si vrai. Comment pourrais-je les condamner ? Qu’Allah me vienne en aide !
******
Pour Fatma et Djamil, la nuit s’étire en longueur, chargée des cris des chacals et des vautours se disputant les chairs éventrées. Les Kalashs, s’étant emparés des biens des voyageurs, dansent et mangent en rugissant :
– Gloire au grand Youssef Akrami ! Qu’Allah le bénisse !
Les gémissements des femmes violées hantent les otages.
Au lever du jour, Djamil quitte la tente de Fatma et se rend derrière un rocher pour se soulager. Il a caché dans ses vêtements un pigeon. Ce dernier porte un message pour son père. Il lui apprend la fuite de Soraya avec Farid et al-Din blessé. Il relâche le volatile. Après une révolution au-dessus du campement, il vole vers l’oasis. Personne ne l’a remarqué.
Les Kalashs ne s’attardent pas au puits de Jubbah. Ils partent vers le sud avec leurs prisonniers, abandonnant les morts aux charognards. Djamil demeure aux côtés de Fatma. Il se méfie de ce Youssef Akrami, personnage inquiétant et secret. Toute rencontre avec lui devient un affrontement silencieux. Hautain comme un Prince d’Arabie, il vous jauge, vous juge et vous exclut de son monde. Ses hommes lui obéissent aveuglément. Il a transformé des bandes de brigands rivales en une unité combattante dangereuse et imprévisible. Ses raids meurtriers sur des communautés isolées, ses attaques de caravanes, les Bédouins assujettis sous ses diktats : tout cela nourrit sa légende. Comment mon père a-t-il pu s’associer à un tel monstre, se demande Djamil. Son secret désir de conquête d’al-Khandra et son obsession de se venger du sultan l’ont-ils rendu aveugle ?
Djamil s’inquiète de son peu d’importance face à ces guerriers ivres de sang. Leurs chants d’allégeance envers leur chef lui font prendre conscience de son manque d’emprise sur les événements. Sa crainte d’être dupé le confronte à sa fragilité de jeune homme.
Youssef Akrami garde toutefois une attitude respectueuse devant la sultane, son précieux otage. Comme prévu, il a chargé un vieux serviteur de porter la demande de rançon à al-Khandra. Deux de ses sbires l’accompagnent jusqu’aux portes de la ville pour s’assurer que le message soit bien livré.
Jour 39
Les Kalashs s’installent dans une vallée sombre et encaissée. Sur les hauteurs, des guetteurs veillent. Fatma éprouve des malaises depuis quelque temps : la tête lui tourne, prise entre les nausées et le poids de ses fautes. Elle a même vomi ce matin. Des vertiges l’assaillent. Les émotions des derniers jours expliquent ces troubles, mais elle craint maintenant de tomber malade. Ce n’est pas le moment ! Comment fera-t-elle si… Elle y pense de nouveau, calcule les dates puis sourit : elle ne doute pas de la réaction de Kamel. Elle ne regrette plus de s’être donnée à lui.
Chapitre 15 La colère du Sultan
Jour 40
L’atmosphère est lourde à al-Khandra. Les contrôles accrus aux portes de la ville ne rassurent personne. L’apparition de l’étoile voyageuse alimente la crainte de malheurs prochains. Tous frissonnent et appréhendent guerres, morts et fléaux. Des rumeurs sourdes circulent dans la médina : un veau à deux têtes est né dans un village voisin, la peste apparue dans l’oasis de Sakākah, les hordes des Mongols approchent… Les habitants sont pris de panique. Plusieurs accumulent des vivres et la mosquée se remplit de fidèles anxieux. Les Juifs, souvent accusés de causer les calamités, font profil bas et demeurent cloitrés dans leurs maisons.
Au palais, les serviteurs et les esclaves circulent en évitant de faire du bruit. Les conversations se font à voix basse : le sultan, irascible, ne tolère plus le moindre manquement à son service. Hier, il a fait fouetter un esclave pour un plat renversé. Il est de plus en plus angoissé par les rumeurs et par l’absence de nouvelles de Fatma et des caravaniers. L’arrivée d’un vieux serviteur qui était parti avec la sultane crée toute une commotion. Il est porteur d’un message pour le sultan. Ce dernier convoque le Conseil.
Abraham Ben Gour et le vizir Rachid Chorba accourent. Le sultan Abdullah bin Ali et Karim sont déjà installés. La tension est palpable. Le sultan songe aux prédictions funestes de son astrologue et d’Asma. Les gardes du Palais introduisent le messager sans attendre. Ses yeux baissés et son visage défait ne présagent rien de bon. Il se jette aux pieds de son maître. Il n’ose pas lever le regard et il attend qu’on le questionne.
– Quelles nouvelles nous apportes-tu, vieil homme ?
Le serviteur sort un mouchoir de soie mordoré de sa manche et le dépose devant l’assemblée. Aussitôt, le sultan reconnaît un cadeau fait à Fatma. Furibond et inquiet, il tonne :
– Comment cette soierie est-elle venue en tes mains? Parle !
– Les Kalashs ont attaqués la caravane. Tous nos soldats ont été tués. La sultane, qu’Allah le miséricordieux la protège, est retenue en otage. Ils exigent une rançon pour sa remise en liberté: un coffre contenant cinq cents perles d’orient, cinquante mille dinars, trente dromadaires et vingt chevaux arabes. À défaut, la sultane sera décapitée.
– Les chiens ! Je vais les massacrer jusqu’aux derniers. Ils iront tous brûler en enfer. Arrrggh !
Il se lève, renverse des tables, des candélabres, déchire des coussins. Il lance des imprécations au ciel, cherche un exutoire à sa rage impuissante. Le vieux serviteur, tremblant devant l’orage, demeure prosterné. Le Grand Vizir reprend l’interrogatoire.
– Et comment allons-nous transmettre notre réponse à ces bandits ?
– J’ai confié deux pigeons à votre Grand Échanson. Ils porteront votre message.
– Et où ferons-nous l’échange ?
– Dans la plaine de Guergish, avant la prochaine pleine lune. Vous devez arriver par le nord.
Le sultan peine à se calmer. Il ordonne aux gardes :
– Débarrassez-moi de cet oiseau de malheur ! Qu’on lui coupe la tête !
Les gardes se saisissent du vieillard et l’emportent vers son destin. Fataliste, écrasé sous le poids des événements, il n’ose même pas demander grâce.
Pendant de longues minutes, un silence glacé règne dans la grande salle. Peu à peu, Abdullah bin Ali reprend le contrôle de ses émotions. Il questionne Rachid Chorba.
– Le Trésor Royal peut-il verser une telle rançon ?
– Oui ! Mais il sera difficile de régler la solde de notre armée par la suite. Nous serons dans l’obligation de lever de nouveaux impôts. Les marchands risquent de se révolter.
– Les Kalashs vont payer pour un tel outrage. Dès que la sultane sera en sécurité, je vais les pourchasser et les anéantir. Faites préparer toute notre armée pour une expédition de représailles. Al-Din mort, il faut nommer un remplaçant sans attendre. Son bras droit, Khalil bin Saydi, prendra donc le commandement de l’expédition punitive.
Ben Gour tente de ramener le sultan à la raison.
– Il est imprudent de laisser la ville sans défenseurs. Les Kalash se terrent dans des cavernes et des vallées secrètes. Nul n’a jamais pu les en déloger. De tels bandits sont capables des pires barbaries. Je ne serais nullement surpris qu’une ruse se cache derrière tout cela. Al-Din vous conseillerait la prudence.
Le vizir, cinglant, rétorque :
– Al-Din est mort en défendant la sultane au prix de sa vie ! Ne souillez pas sa mémoire !
Puis il appuie sans réserve les projets du sultan.
– Votre Grandeur ne peut pas laisser une telle action impunie. Votre réponse énergique marquera les esprits. Personne n’osera s’en prendre à votre autorité à l’avenir. Vous devez être sans pitié envers ces barbares.
– Les gardes du palais et une seule division de nos hommes peuvent défendre la ville. Nous disposons de murailles inexpugnables. Karim, tu demeureras ici avec les pleins pouvoirs, comme mon successeur s’il m’arrivait malheur.
Ce dernier veut protester, voudrait accompagner son père au combat, mais le sultan demeure inflexible.
– En ces temps troubles, ta présence dans la ville comme représentant de l’autorité de notre famille est absolument nécessaire. Je ne peux quand même pas demander à ton frère Jaber, le poète, de remplir ce rôle !
Karim se rend à cet argument. Il comprend l’honneur qui lui est fait. Goûter au pouvoir va lui plaire. Tout à son orgueil, il ne remarque pas la mine préoccupée du conseiller Ben Gour, ni le rictus de satisfaction du Grand Vizir.
Chapitre 16 Les prisonniers
Jour 41
Lorsqu’il reçoit les nouvelles par le pigeon de Djamil, l’émir Kamel bin Abdoul sent son ventre se nouer. Où se trouve Soraya ? Que lui arrive-t-il ? Farid saura-t-il la protéger ? Des légendes racontent qu’un peuple vit dans ces lieux inexplorés du désert. Ils croient à des dieux anciens et leur offrent des vierges pour les apaiser. Ces créatures se terrent dans des grottes peu connues. Il chasse ces élucubrations de son esprit. Il doit dominer son angoisse. Le plan ne se déroule pas comme prévu. Une autre fois, al-Din a survécu ! Cette teigne contrecarre encore ses desseins.
Et Akrami respectera-t-il leur entente ? L’émir lui a promis l’oasis de Zaroual, où il pourra y établir ses hommes. Mais Kamel se méfie de cet homme cruel et secret. Le chef kalash prend conseil de l’imam al-Charmi, un religieux fanatique. Les Kalashs se sont proclamés les uniques détenteurs de la vraie foi, les véritables héritiers du Prophète. C’est au nom de cette croyance qu’ils volent et rançonnent la contrée. Seuls les pèlerins en transit vers La Mecque peuvent passer par leur territoire sans être inquiétés.
La légende d’Akrami le précède. Sa naissance découle d’un viol par un chef de village. Rejetée par sa famille à cause de son déshonneur, sans protecteur, sa mère adolescente accouche dans la pauvreté la plus absolue. La rage au cœur et la misère au corps, elle élève son fils à la dure et le façonne en un guerrier chargé de la venger. De batailles en pillages, il construit sa réputation de cruauté.
Dix ans auparavant, les Kalashs étaient des bandits qui hantaient les montagnes, vivant de rapines et d’expédients. Puis Akrami, devenu le chef de l’un de ces groupes, s’impose comme leader. Il élimine ses opposants sans pitié, instaure une obéissance absolue basée sur ses convictions religieuses. Ses succès consolident sa position. Il assure à sa tribu une prospérité inconnue jusqu’alors.
L’émir Kamel bin Abdoul ne peut plus reculer. Son désir de Fatma le rend fou. Fier et pompeux, il ne laisse rien paraître du trouble qui l’habite.
– Fatma, où es-tu ? Dans quel guêpier t’ai-je jetée ? Ma vie dépend de toi. Je me meurs sans ton amour ! Allah, protège celle que j’attends depuis si longtemps !
En dépit de ces pensées, il s’empresse de mettre à exécution la suite de son complot. Il veut retrouver le plus rapidement possible sa bien-aimée et enfin régner sur tout le territoire. D’un pas décidé, il se dirige vers le pigeonnier de l’oasis. Son objectif demeure réalisable, sa stratégie valable. Il doit se débarrasser du sultan. Il lui envoie donc le message suivant :
« Djamil et Fatma prisonniers des Kalashs. Très inquiets de leur sort. Soraya serait en fuite. Joignons nos forces pour anéantir ces fumiers. Feindre de payer la rançon. Qu’Allah les protège. »
*******
Au campement, les orgies se poursuivent sans relâche. Fatma doit endurer cette atmosphère grossière et répugnante. Le traitement réservé à ses jeunes servantes la révolte. Plusieurs guerriers les ont prises pour femme. Objets de plaisirs, ces dernières subissent les abus des vainqueurs. De jour comme de nuit, les cris des viols viennent hanter Fatma. N’ayant aucun moyen de les défendre, elle demeure prostrée, le cœur chaviré et les larmes aux yeux. Les servantes plus âgées et sans beauté restent auprès d’elle, remerciant Allah de leur épargner ces horreurs.
La sultane garde le silence sur le complot auquel elle a consenti par amour. Dans son mutisme, l’inquiétude l’habite. Elle sent l’angoisse l’envahir et les nausées persistantes l’affaiblissent. Si la surveillance demeure discrète, son statut de prisonnière ne fait plus de doute. S’enfuir ? Le désert l’enferme mieux que tous les cachots.
– Kamel avait-il prévu tant de violence ? Tous ces hommes massacrés et mes servantes données en pâture à ces tortionnaires ? Savions-nous que notre amour entraînerait tant de souffrances ?
Djamil s’inquiète pour Farid et sa sœur disparue. Il craint que les Kalashs les trouvent. Il erre entre sa propre tente et celle de la sultane. Le désordre du campement kalash le perturbe au plus haut point. Cela ne ressemble en rien à sa vie au palais. Malgré les récits des troupiers de l’oasis, jamais il n’avait imaginé une telle bestialité : des hommes forniquant à tout moment sans se cacher, mangeant, buvant et criant des chants mystiques.
Le traité avec son père ne tient plus. Il a voulu rappeler à Akrami ses engagements. Il a obtenu une audience. Le chef des Kalashs l’a fait poireauter sous un soleil impitoyable durant près d’une heure avant de le rencontrer sous sa tente. Les brèves salutations expédiées, Djamil demande :
– Vous devez nous conduire au ksar de Bar Sorouk. Le commandant Muammar bin Sayed et notre unité nous y attendent. C’est l’entente avec mon père, l’émir de Kadesh.
Akrami regarde ce blanc-bec d’un air dédaigneux et laisse un long silence le déstabiliser.
– Mes hommes recherchent toujours votre sœur et ses deux compagnons. Nous irons à Bar Sorouk lorsqu’ils nous aurons rejoints. D’ailleurs, qui sont ces deux hommes ?
– L’un est mon écuyer Farid et l’autre le général al-Din.
– Ah ! Le redoutable al-Din. Sa réputation s’étend fort loin dans le désert. J’aimerais bien avoir une discussion avec lui.
Djamil préfèrerait éviter cette complication supplémentaire. Gardant secrètes ses inquiétudes, il réitère sa demande :
– Laissez-les se débrouiller seuls. Nous ne pouvons pas les attendre. La sultane et moi devons rejoindre nos troupes au plus tôt.
– Vous demeurez ici !
Cette dernière réplique, assenée d’un ton cassant, signifie que l’entrevue a pris fin. Il congédie Djamil d’un geste hautain.
Avec le fils de l’émir en otage, Akrami ne craint plus une offensive de ce côté. La rançon de la sultane lui permettra d’engager une forte compagnie de mercenaires et d’attaquer Kadesh. Pourquoi se contenter de la petite oasis de Zaroual quand il peut s’approprier Kadesh comme d’une vieille putain ? Oui, il peut enfin étendre son emprise sur la région.
De retour dans la tente de Fatma, Djamil lui donne un compte-rendu de sa démarche. Que faire ? En premier lieu, on doit prévenir l’émir. Mais les gardes surveillent Djamil de près. Fatma suggère de confier le pigeon à une servante. Elle le relâchera à la nuit tombée. Le message succinct laisse deviner leur accablement et leur désespoir :
« Prisonniers d’Akrami. Vallée de Jabal. Viens nous délivrer ! »
Chapitre 17 Le choix de Farid
Jour 43
Dans l’antre de Samia, l’existence s’écoule autour du blessé. Un rituel de soins, méticuleusement prodigué par Soraya sous les conseils de la vieille, rythme le temps. Les jours de fièvre et de délire laissent al-Din sans force. Il a frôlé la mort, vu des spectres le poursuivre : mais un désir, une lumière le retient à la vie, Soraya. Lors de ses rares moments de conscience, il lui serre la main pour s’assurer qu’il ne rêve pas. Sa présence constante à ses côtés s’avère plus cruciale que les traitements apportés. Elle lui fournit une raison de survivre.
Ce matin-là, il se réveille moins fiévreux. Il examine la caverne avec inquiétude. Des souvenirs confus de batailles, d’ennemis menaçants, de Soraya en danger le hantent. Il l’aperçoit, endormie tout près. Cela l’apaise.
La soif le tenaille. Il tente de se tourner et une douleur intense au côté le fait gémir. Il retombe sur sa couche. En un instant, Soraya se lève. Elle s’avance vers le blessé.
Elle saisit une outre, verse le précieux liquide dans un bol et l’approche de ses lèvres gercées. Il boit goulûment, repose sa tête sur la peau de chèvre de son lit, anéanti par ce simple effort. Il articule d’une voix éteinte :
La bataille, la fuite des hommes de Kadesh, tout lui revient en mémoire.
Al-Din remarque le tutoiement familier, sourit et ferme les yeux sur ce bonheur inespéré.
Farid se lève, assiste à la scène avec des sentiments partagés. Il observe les regards amoureux échangés, ressent un pincement au cœur. Devant tant d’affection, Farid se souvient des caresses de son premier amant. Il craint que ce voyage les sépare à jamais. Malgré toute l’allégresse éprouvée au moment de leurs ébats, jamais il n’a perçu l’adoration, la flamme, la ferveur dans les yeux de Djamil comme avec ce couple dans ce refuge. D’un geste très lent, al-Din encore faible tend la main vers Soraya et son regard mouillé trouble Farid. Il ne peut croire en une passion exprimée avec tant de force. « Djamil m’aime-t-il autant ? » La pensée de le perdre le suit depuis leur fuite.
Farid souhaitait qu’al-Din ne survive pas à sa blessure. Le doute l’envahit. Les ordres de Kamel bin Abdoul ne laissent pourtant aucune marge de manœuvre. Le général doit mourir. Il a deviné les desseins de l’émir et bien évalué la puissance de ses troupes. Il ne doit pas dévoiler ces informations au sultan. Sans force, ce dernier n’est pas en état de se défendre. Farid devra attendre que Soraya et la sorcière s’éloignent pour agir.
Samia interrompt ses réflexions :
Il s’empare de deux seaux et se dirige vers le fond de la caverne. La lumière blafarde du soleil levant se reflète sur les parois, éclairant faiblement des pierres formant une sorte d’escalier naturel. Plus bas, un trésor luit : un petit lac d’une onde froide et limpide. Cette source cachée permet à Samia de vivre dans ce milieu hostile. Farid remplit ses récipients et se dirige vers la sortie.
Les chevaux se reposent, attachés dans une anfractuosité du rocher, à l’abri des regards et des rayons brûlants du désert. Tout en bichonnant les montures, il rumine sur les choix qui s’imposent à lui. Sa situation devient intenable. Il doit protéger Soraya et éliminer al-Din : des objectifs contradictoires, inconciliables. Soraya serait anéantie par la mort de son amour. Jamais elle ne lui pardonnerait. Mais s’il n’agit pas, l’émir sera sans pitié et il perdra Djamil. Ceux-ci ne peuvent pas accepter un tel manquement à sa mission. Il ne parvient pas à résoudre ce dilemme. Que faire ? Ses nuits peuplées de cauchemars ne lui laissent aucun répit et le doute, dès son réveil, le torture sans cesse.
De retour dans la caverne, il voit Soraya et Samia s’éloigner pour leurs ablutions du matin. Il reste seul avec le malade. Une sangle de cuir traîne près du feu. Voilà l’occasion de l’étrangler. Al-Din sommeille. Farid s’approche. Peut-il tuer de sang-froid un homme sans défense ? Il se penche vers le blessé, serre la lanière autour de ses mains. Il se fige, hésite, impuissant à compléter son acte. Al-Din se réveille, le regarde fixement. Dans ses yeux, Farid voit la compréhension, le courage, le défi. Un silence pesant les enveloppe.
Farid s’effondre, jette la sangle au loin, sanglote.
Il remarque alors Soraya et la vieille qui les observent. Soraya s’avance, véhémente. Elle ne cache pas sa colère.
Farid n’a plus le choix : le destin a tranché pour lui.
Al-Din parle d’une voix faible, mais déterminée :
Il essaie de se lever, retombe sur sa couche, étourdi. Samia l’admoneste :
Soraya ne peut cacher son inquiétude devant ce danger. Samia ajoute :
Farid et Soraya échangent un regard. Ils espèrent que ces bandits soient aussi superstitieux que féroces.
********
Le soir venu, Samia entraîne ses invités vers la sortie de la caverne. L’ombre des montagnes acérées étend sa nuit dans la plaine silencieuse. Dans le ciel pur du désert brille une étoile nouvelle suivie d’une traînée lactescente. Le messager méphitique leur serre le cœur. Depuis des temps immémoriaux, ces comètes annoncent des catastrophes horribles. Farid songe à Djamil, qu’il croit perdu à tout jamais. Soraya, le souffle coupé, se sent aspirée vers l’abîme, vers un gouffre tourbillonnant et des ténèbres sans fin. Elle perd pied, s’assoit sur un rocher. Le froid de la nuit la transperce.
Samia, de sa voix rugueuse, entonne des incantations ancestrales, dans une langue inconnue de ses hôtes. La sorcière veut conjurer le mauvais sort. Soraya et Farid frissonnent. Le danger les entoure. Ils sont vulnérables, sans défense. Comment s’arracher de cette impasse ?
De retour à l’intérieur, Farid demande à la vieille de lui prédire son avenir. Elle commence par mettre un collier de dents de fauves et arbore fièrement sur sa tête une peau de vipère à cornes. Assise devant le feu, elle roule entre ses mains agiles et râpées des plantes séchées. Elle allume cette concoction et hume les émanations des herbes fumantes. Des chants incompréhensibles, au rythme lancinant, accompagnent ce rituel. Samia accède à un monde occulte, en connexion avec les forces telluriques. Elle saisit la main droite de Farid, l’examine minutieusement.
Farid demeure figé, incrédule. Il désire croire en ces bonheurs prochains, mais le triste présent l’accable. La pensée de Djamil, de sa perte, l’habite.
Soraya présente à son tour sa main à Samia. Celle-ci examine les lignes entrecroisées puis la regarde dans les yeux. Elle la prévient :
La devineresse la regarde en silence, un long moment. Son visage demeure impassible. Puis elle annonce :
Soraya sent son cœur se dilater de joie. Cette prédiction la conforte dans son amour inconditionnel pour al-Din. Elle saura bien vaincre les réticences de son père et la fidélité sans faille du général à la famille du sultan. Samia s’éloigne, épuisée et s’endort rapidement.
Farid s’approche de Soraya et lui dit :
Farid, apeuré, recule au moment où il entend son homosexualité découverte par Soraya.
Chapitre 18 Nuages noirs
Jour 44
Dans la ville d’al-Khandra, les habitants angoissent. Ils pressentent un malheur, mais lequel ? L’étoile chevelue étend son emprise menaçante dans leurs têtes et leurs cœurs. On protège les aïeuls, tout comme les enfants et les nouveau-nés, en les gardant terrés dans les maisons. On sait que le sultan prépare une expédition punitive pour récupérer sa Fatma bien-aimée. De sanglantes batailles s’annoncent : plusieurs guerriers périront.
Tôt le matin, une nuée noire apparaît à l’horizon. Les habitants lèvent le regard vers cette nouvelle calamité. Leurs craintes se confirment lorsque la stridulation assourdissante des insectes se fait entendre. Des millions de criquets pèlerins, gros comme le doigt, s’abattent sur la région. Tous sortent gamelles et cuillères, frappent leurs ustensiles de métal en espérant que le bruit éloignera les ravageurs. Peine perdue, car ces locustes mangent de tout : le blé, l’orge, le sorgho, les dattiers, les fruits, les légumes, et même les toits de chaume des huttes. Les branches des arbres ploient sous le poids des envahisseurs. Aucun champ n’échappe à leur appétit sans limites, rien n’est épargné. C’est une catastrophe : on pleure, on crie, on s’arrache les cheveux. Tous craignent la famine à venir. Avec les récoltes détruites, comment nourrira-t-on les enfants ?
Dans le palais, c’est la consternation. L’inquiétude se lit sur tous les visages. Le sultan, préoccupé par les préparatifs de son expédition contre les Kalashs, est atterré. Il se tourne vers le vizir pour bien saisir le désastre.
Ibrahim al-Jawali, penché sur sa table de travail, consulte de nouveau ses calculs. Il cherche à deviner l’influence des planètes sur le destin du sultan. Il ne voit que sang, batailles et malheurs. L’arrivée d’un serviteur avec la convocation le tire de sa concentration. Il accourt, préoccupé par cette sommation de son maître.
*******
La nuit tombée, bin Ali, déguisé en marchand, rejoint la masure de la gitane Asma. De nouveau honorée par cette visite, Asma présente au sultan une tisane odorante composée de menthe et de fleurs d’oranger. Cette fois, Abdullah bin Ali se détend en sirotant le doux nectar et l’interroge comme une amie.
Après quelques moments de silence et de recueillement, Asma lui demande :
Abdullah bin Ali trouve un réconfort dans cette certitude, s’y accroche au milieu de la tempête et de la confusion de ses pensées.
Chapitre 19 Le départ
Jour 45
Insensible à tous les malheurs, le soleil se lève, radieux, éblouissant les sujets du sultan encore sous le choc des calamités qui ne cessent de s’abattre sur le royaume : les récoltes dévastées par les criquets, la présence de l’étoile damnée, la souveraine en otage et la disparition du général al-Din. Tout cela trouble les esprits. Dans leur désarroi, certains trouvent un réconfort en Allah. Les mosquées se remplissent de prieurs en quête de jours meilleurs.
Pour d’autres, la colère les guide : ils cherchent un coupable. Du désert, des rumeurs circulent. Celles-ci racontent que dans le lointain, des âmes se vautrent dans le péché et des orgies se tiennent en abusant de jeunes vierges. Ils craignent les conséquences de ces maléfices. La peur les hante. Dans les rues de la ville, la faute est attribuée à l’astrologue. Lui qui voit et ne dit pas. Pour les marchands, pour les hommes et les femmes travaillant aux champs, leur soif de vengeance exige un coupable. L’observateur des astres serait à l’origine de tous ces malheurs. Le sultan désapprouve ces théories, il a foi en son mage. Et le moment du départ approche.
Dans les appartements dédiés à Fatma, Abdullah bin Ali est assis sur son lit, songeur et triste. Il s’en veut de l’avoir écoutée. Il regrette amèrement d’avoir cédé à sa demande. Il se sent coupable d’avoir dit oui pour ce voyage. Cette femme représente plus que sa première épouse : c’est l’amour de sa vie. Il l’aime davantage qu’elle. Il sait qu’il ne possède pas son cœur. Et c’est là le pouvoir de la sultane sur lui : sa perte aujourd’hui. La gorge étouffée par le désir de la prendre à nouveau dans son lit, il hume le parfum de ses draps avant de quitter ce lieu si rempli de souvenirs.
Il va saluer ses deux jeunes épouses. Les fillettes s’accrochent à l’abaya noire de Donia et fixent leur père avec gêne. Celui-ci, en un rare geste affectueux envers les petites, leur caresse les cheveux. Il jette un dernier regard sur la jeune et captivante Nabila, sa troisième femme.
Il se tourne vers ses fils. Karim porte une tenue militaire : heaume, cotte de mailles, ceinturon de cuir et cimeterre au côté. Jaber a revêtu un thawb blanc, la longue robe traditionnelle du pays, et porte le simple ghutrab de coton enroulé élégamment sur sa tête. Quel contraste entre ses deux fils ! Le premier, tout en muscle, à la barbe noire et épaisse, énergique ; le second, aux cheveux blonds, héritier des gestes gracieux de sa mère, de ses yeux noisette et d’un visage à la symétrie parfaite. La beauté de son cadet frappe le sultan. Il se demande comment mobiliser ce garçon trop doux, intéressé uniquement par la musique et la poésie. « Je pourrais l’envoyer étudier à la madrasa d’al-Azhar en Égypte, pense-t-il. Cette école d’al-Qahira jouit d’une grande renommée. Il deviendrait un docteur de la loi. » Pour le moment, il enlève le sceau qu’il porte à son index et le donne à Karim.
Aux portes du harem, un eunuque prévient son maître qu’un cavalier désire lui faire part d’un message urgent. Le sultan se dirige d’un pas ferme vers la cour, intrigué par ce visiteur inattendu. Le coursier, le voyant approcher, descend immédiatement d’un cheval marqué aux effigies de l’émirat de Kadesh. Avec un garde-à-vous tout militaire, il lui remet une missive.
« Avancez vers la plaine du Guergish par le nord. Montrez que vous transportez la rançon. Dès que la sultane et mon fils seront libérés, je vais me positionner au sud et bloquer leur fuite. Vous en profiterez pour les attaquer. L’étau se refermera sur eux.
Émir Kamel bin Abdoul »
Tiraillé entre l’espoir et la suspicion, le sultan prie le messager de bien vouloir l’attendre un moment.
Il s’empresse de consulter ses conseillers et vérifier leur opinion. Il se méfie de l’émir, de sa loyauté inconstante. Après une discussion animée, bin Ali se rend au raisonnement du Vizir. Ce dernier garantit que l’appui de Kamel bin Abdoul émane du désir de sauver ses enfants. Un tel déploiement de force devrait porter fruit et neutraliser ces barbares. La rançon sera récupérée et les otages épargnés. Le cœur apaisé, il retourne auprès du messager.
Le soutien de l’émir le rassure. Il craignait que les Kalashs, une fois en possession de la rançon, ne se dispersent dans les montagnes. Les pourchasser dans ces territoires hostiles nécessiterait beaucoup de temps, sans garantie de succès. Si leur fuite est bloquée, les Kalashs devront l’affronter et l’armée d’al-Khandra pourra les massacrer comme des chiens !
Les soldats font leurs adieux. Mères, femmes et enfants pleurent en silence. D’autres chantonnent pour masquer leur peine et leur désespoir à l’idée de perdre un fiancé ou un époux. Le sultan se hisse sur un superbe étalon. Les oriflammes jaune et vert, symboles de son pouvoir, portés par quatre hérauts, se positionnent devant lui. L’or et les perles de la rançon sont enfermés dans des coffres attachés sur deux mules. Les trente dromadaires attendent, impassibles, mais les vingt chevaux piaffent d’impatience, sous la garde d’un groupe de palefreniers. Trois cents méharistes et cavaliers de sa garde personnelle forment ce convoi : le reste de ses hommes le suivra un jour plus tard. Il se méfie des espions que les Kalashs ont sûrement placés aux abords de la ville. Ainsi, il pourra leur cacher ses intentions le plus longtemps possible.
Le sultan donne le signal du départ. Les portes de la casbah s’ouvrent et la troupe orgueilleuse cavale vers un futur incertain. Les youyous se font entendre avec force : hommage ultime des femmes d’al-Khandra.
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Dans le camp des Kalashs, l’attente devient de plus en plus pénible pour Djamil et Fatma. La surveillance des otages s’est resserrée. On accompagne Djamil dès qu’il sort de sa tente. Et une servante de la tribu a été assignée à Fatma « pour s’assurer de son bien-être » lui dit-on. Cette surveillance constante les empêche de communiquer ouvertement. Ils échangent donc des propos anodins sur leur santé et sur les mets offerts. Fatma se sent encore nauséeuse, mange peu. La seule bonne nouvelle : les Kalashs n’ont pas retrouvé Farid et Soraya.
Les jours s’étirent, marqués par les cinq prières que les Kalashs observent avec rigueur. Djamil se plie au rituel, ne voulant pas s’antagoniser ses hôtes. Son appel à l’aide est-il parvenu à Kadesh ? Son pigeon a pu succomber sous les griffes d’un faucon et il n’a pas prévu un code pour être prévenu de l’arrivée de son père. Il rédige un nouveau message : « Prisonniers d’Akrami — Vallée de Jabal. Feu de minuit au couchant pour nous avertir de ta présence. » Mais comment avoir accès aux pigeons alors qu’ils sont surveillés de si près ?
Jour 47
Il garde le message sur lui deux jours avant de pouvoir le donner subrepticement à la servante de Fatma, qui comprend d’un simple mouvement de tête sa mission. Plus tard, à l’heure où tous se prosternent pour la prière du soir, un pigeon survole le campement et se dirige vers Kadesh.
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Dans la grotte de Samia, le blessé reprend des forces. Il peut maintenant se lever et marcher avec le soutien de Farid. Il mange bien. Les onguents de la vieille accélèrent la guérison de la plaie. Tourmenté, il souhaite rejoindre al-Khandra au plus vite.
L’admonestation de Samia ne le calme guère. Il doit avertir son maître, même au risque de sa vie. Désirant le protéger, Soraya propose :
L’objection d’al-Din l’emporte. Finalement, Samia prend la parole :
Jour 48
Au sein de cette cachette, un grand amour se révèle sous le regard bienveillant de son hôtesse et les yeux envieux de Farid. Samia entraîne l’écuyer dans sa cueillette de plantes médicinales, laissant les amoureux seuls. Soraya doit nettoyer la plaie, prétexte à une intimité inestimable. Elle prend plaisir à découvrir le corps musclé et meurtri de son adoré et ressent le pouvoir de ses mains sur ce corps si beau et si fort.
Elle l’embrasse, se colle à lui. L’érection du malade ne la gêne plus. Ses yeux se délectent devant cette manifestation de sa virilité. Ses seins se dévoilent. Al-Din, oubliant ses douleurs, ne résiste pas à la tentation de les étreindre. Le ventre tiraillé par une soif inconnue, Soraya gémit de plaisir. Ils se rejoignent, échangent des caresses, se laissent envahir par une douce volupté. Lentement, ils se donnent l’un à l’autre. Le temps disparait pour les amants enfin fusionnés.
Jour 49
Ayant pris du mieux, al-Din peut maintenant se tenir sur ses deux jambes et déambuler dans la caverne jusqu’au petit lac pour y boire. Le temps de quitter ce refuge arrive. Il annonce donc sa décision de partir vers al-Khandra dès l’aurore. Les préparatifs faits, Farid, Soraya et al-Din disent adieu à Samia.
Se tournant vers Soraya, elle lui confie une amulette. Des symboles kabbalistiques s’y alignent.
Soraya s’empresse de la mettre à son cou et embrasse Samia.
La troupe s’éloigne à petit trot vers la montagne, vers l’inconnu. Farid songe à ce destin qu’ils doivent affronter. Que leur réserve l’avenir ?
Chapitre 20 Le Vizir
Jour 50
Comme prévu par le sultan, le reste de son armée se met en branle le lendemain de son départ, laissant la casbah sous la seule défense des gardes du palais. Karim ronge sa déception. Il voit cette opportunité de briller comme militaire lui échapper. Il reconnaît toutefois la nécessité d’un pouvoir solide dans la ville : la grogne dans la population ne s’est pas apaisée. Il entend bien profiter de cette période pour affermir son rôle… et se payer du bon temps. Aussi, il organise un festin avec des danseuses dès le premier soir. Il prépare le menu avec le chambellan puis lance ses invitations. Les fils de notables et de marchands qu’il fréquente dans les tavernes et les lupanars sont conviés à cette fête.
Non loin de la scène, le Grand Vizir, aiguillonné par cette décision, se frotte les deux mains avec un sourire sardonique. « Ce fils orgueilleux et impulsif va me permettre d’augmenter mon emprise. » Il apporte une requête d’un groupe de commerçants. Ceux-ci demandent de sursoir aux redevances pour quelques mois, car les criquets ont dévoré leurs récoltes. Rachid Chorba communique la plaidoirie en des termes peu polis, suggérant un manque de respect de ces notables pour la famille du sultan. Comme prévu, Karim en est offusqué et refuse de les entendre sur un ton cassant. Il désire prouver sa fermeté dans la conduite des affaires. Le vizir approuve et va porter la réponse aux demandeurs.
Les envoyés réintègrent leurs échoppes, très dépités. Rachid Chorba se frotte les mains : l’insatisfaction envers le fils du sultan lui permet d’acquérir plus de pouvoir. Un festin quand la famine s’annonce fait aggraver le mécontentement.
Informé de cet épisode, Abraham Ben Gour se rend auprès de Karim. Il le trouve étendu sur les coussins de la salle du Conseil et fumant le narghilé. Il s’incline devant lui et il attend avec politesse que le Prince lui adresse la parole.
Constatant le blocage de Karim, Ben Gour change de propos.
Sur ces paroles, Abraham Ben Gour s’incline et laisse Karim à ses plaisirs.
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Pendant ce temps, l’émir a rassemblé tous ses hommes auparavant dispersés dans les bourgades de l’oasis pour les soustraire à la curiosité du général al-Din. Il passe en revue ses troupes de choc : tous semblent prêts pour le combat. Sa nouvelle cavalerie d’assaut pourra surprendre ses ennemis. La première étape est d’atteindre le ksar de Bar Sorouk et de rallier la phalange du commandant bin Sayed.
Il a bien reçu les messages de Djamil. Akrami ne respecte pas leur entente. Il va le payer ! On ne se joue pas de Kamel bin Abdoul. La situation des otages le préoccupe et l’absence de nouvelles de Soraya encore plus. Où est-elle ? Que lui arrive-t-il ? Farid saura-t-il la protéger ? L’émir chasse ces pensées inutiles et se concentre sur l’action. Il monte sa jument préférée et s’engage dans le désert, vers ce futur qu’il plie à sa volonté depuis toujours.
Chapitre 21 Le raid
Jour 54
Djamil examine les montagnes tous les soirs, à la recherche d’un signal de son père. Il perd espoir, vit dans l’incertitude. Les Kalashs se sont déplacés en force vers la plaine du Guergish, où doit avoir lieu le paiement de la rançon. Ils sont informés de l’arrivée imminente du sultan. Akrami veut démontrer sa puissance face au petit contingent d’al-Khandra.
Le campement est monté pour la nuit. L’étoile voyageuse imprime encore son message sinistre dans le ciel pur du désert, même si elle s’éloigne peu à peu. La Lune, presque pleine, se lève. Le cœur de Djamil bondit : une flamme jaillit au ponant. Son père approche et vient les libérer. Il doit avertir la sultane sans donner l’alerte aux ravisseurs. Il rejoint la tente royale. Comme d’habitude, la servante kalash espionne leur conversation.
Elle regarde Djamil droit dans les yeux. Elle a bien saisi son signal.
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La lune étend sa lumière bleutée sur les pierres du désert. Tapis derrière une crête, Kamel et vingt de ses hommes observent le campement kalash dans le plus grand silence, attentifs à demeurer cachés. Ils se mettent en marche, approchent lentement. Les sabots des chevaux, recouverts de tissus, résonnent mollement sur le sol de l’oued. L’émir a choisi ce chemin tortueux, à l’abri des regards, pour arriver le plus près possible du bivouac kalash. Ils mettent pied à terre dans un creux. Des archers se dispersent silencieusement. Kamel et un petit groupe continuent à la file indienne, attentifs à éviter tout craquement. Ils rejoignent un boulder qui les cache de son ombre.
Kamel examine le secteur. Trois Kalashs, assis autour d’un feu, montent la garde devant la tente de Fatma. Comment atteindre leur but sans donner l’alerte ? Il voit alors une autre personne s’avancer vers les veilleurs et leur parler. Il reconnaît la voix de Djamil. Voilà la diversion dont il a besoin ! Leur attention détournée, il se glisse derrière eux. Un caillou dérape sous ses pas et les sentinelles se retournent, le cimeterre au poing. Djamil plonge sur eux, les culbute. En un instant, les assaillants enfoncent leurs lames dans les corps empêtrés, les égorgent.
Sans perdre un instant, Kamel soulève l’entrée du pavillon et appelle :
Elle émerge de la nuit, se jette dans ses bras.
Un cri de femme retentit :
La servante kalash réveille le campement de ses hurlements stridents. Les hommes surgissent des tentes, agrippent leurs armes, cherchent l’origine de ce tumulte. Cimeterre à la main et arc à l’épaule, les gardes lancent des rugissements propres à faire fuir tous les chacals du désert. Des flèches de feu s’abattent de tout côté atteignant les abris, semant la confusion. Akrami sort de son repaire, saute sur son cheval et se précipite à l’assaut des impudents. L’effet de surprise le déstabilise, mais il galope dans la direction indiquée par son espionne, suivi d’un groupe de fidèles.
Il entrevoit Kamel et ses soldats qui courent vers l’oued. Akrami presse sa monture. Kamel atteint les chevaux, met Fatma en selle et grimpe sur sa jument. Il crie :
Il se retourne vers Akrami, prêt à lui livrer un combat sans merci. Il le défie en brandissant sa lame :
Les cimeterres s’entrechoquent : des étincelles jaillissent. Les cavaliers se mesurent, aucun ne veut céder devant l’autre. Mais les Kalashs arrivent. Le nombre grandissant des barbares ne lui laisse aucune chance. Kamel abandonne le combat. Il distance ses poursuivants qui renoncent, craignant une embuscade. Son objectif atteint, il n’a qu’une seule hâte, retrouver son amour.
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Une heure plus tard, il rejoint sa bien-aimée. Elle désire se jeter à son cou, mais elle se maitrise devant les troupes assemblées : les gestes d’affections doivent demeurer privés. L’émir vante le courage de Djamil et souligne comment son initiative a permis de libérer la sultane. Djamil rougit au milieu de tant d’éloges. La reconnaissance de son père le transporte de fierté.
Puis Kamel conduit son amante à une maison qu’il a réquisitionnée pour elle. À l’intérieur, elle donne libre cours à sa passion. Éperdue, elle l’embrasse, se serre contre lui.
Sur ces paroles, elle se frotte le ventre en rougissant. Kamel la regarde un instant, perplexe. Puis, il saisit l’allusion et jubile.
Il l’entraîne vers le lit.
Chapitre 22 La bataille
Jour 55
La rage au sang, Akrami hurle sa colère. La sultane s’est enfuie. Il pense un moment à se retirer, à retourner dans ses vallées et ses cavernes. Après tout, il a gagné la dot de Soraya et des esclaves pour ses hommes. Mais la perte de l’otage n’éteint pas son avidité de richesse. La rançon de Fatma l’obnubile. Les imprécations des Kalashs exhortent les esprits des morts à la vengeance. Rien ne les empêchera de s’emparer du butin. Akrami jure haut et fort qu’ils se saisiront de ce trésor. À eux seuls, sans l’émir et son armée, ils vaincront le sultan et sa garde rapprochée.
Deux hommes agrippent la servante au passage et lui ordonnent d’obéir à leur chef. Celle-ci s’empresse d’exécuter la supercherie. La vieille entre dans la tente, où se trouvent les esclaves apeurées. Elles se serrent entre elles.
Une jeune fille aux longs cheveux se sent pointée. Elle recule dans l’espoir d’échapper aux mains de cette femme. Depuis leur captivité, les servantes de la sultane subissent chacune à leur tour les sévices de ces malfrats. Meurtries dans leur âme, elles errent comme des agnelles impuissantes devant leurs bourreaux. Les autres s’éloignent rapidement d’elle, soulagées d’éviter cette prestation. La jeune fille se retrouve seule au centre de la tente. Empoignée par le bras, elle se laisse conduire vers le pavillon royal.
Les dames de compagnie la parent des plus beaux habits de la souveraine. Le visage voilé et chargée de bijoux, elle ressemble à sa maîtresse. Un espoir s’allume pour les suivantes de la sultane. Elles entrevoient la possibilité d’une libération par leur seigneur et son armée. Elles obéissent aux exigences de la servante des Kalashs, le cœur rempli d’impatience. Akrami est satisfait :
Akrami se met à rire : il frétille d’excitation.
On lui signale l’arrivée imminente du sultan. Ce dernier, ignorant les événements de la nuit précédente, ne se méfiera pas de nous. Il n’est entouré que de cinq cent gardes ! Le chef des Kalashs fait avancer le palanquin de la souveraine et y installe la jeune femme.
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Non loin de là se trouve l’émir Kamel bin Abdoul. Le cœur gonflé de joie pour l’enfant que porte Fatma, il la serre précieusement dans ses bras et lui promet un retour triomphal.
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Le sultan et sa garde apparaissent sur la colline. Il porte heaume et cotte de mailles, prêt pour le combat. Les oriflammes bien en vues, il chemine avec son détachement au milieu des obstacles qui jalonnent la piste. Comme un boulet, il traîne sa rançon. Le cœur lourd, mais les sens en éveil, il rêve de sa belle Fatma et des nuits que demain leur réserve. Du lointain, il aperçoit Akrami et ses forces. « Enfin, mon bonheur se trouve là ! »
Les barbares, en rangs bien serrés, attendent, toutes armes parées. Akrami se détache de ses hommes avec une petite escorte. Ils accompagnent le palanquin monté sur un dromadaire. C’est le moment crucial de l’échange. Akrami soulève le voile de la litière, montrant la femme déguisée. Il déclare d’une voix forte :
Bin Ali lève une main. Les mules portant les coffres, les vingt chevaux et les trente dromadaires sont exhibés à la convoitise d’Akrami. Le sultan garde les yeux rivés sur la prisonnière qui avance vers lui. Sa priorité, c’est d’assurer la sécurité de son amour. Les palefreniers relâchent les bêtes et les envoient vers les Kalashs pendant qu’un contingent s’approche du palanquin royal. À ce moment précis, un cavalier aux armes de l’oasis de Kadesh galope vers lui.
Comme prévu, les forces de son allié se déploient derrière les Kalashs, bloquant leur retraite. Le sultan rugit aussitôt :
Le son aigre des trompettes résonne dans l’air tiède du matin. Toute son armée l’a rattrapé durant la nuit. Des chevaux bardés de fer montés par des chevaliers en armure et un bataillon de méharis apparaissent sur le flanc droit des Kalashs. Ils se lancent à l’attaque dans un nuage de poussière ocre. Les cimeterres dressés reflètent le soleil levant. Un corps de lanciers et d’archers se masse autour du sultan.
Akrami prend conscience du piège. Il ne peut refuser l’affrontement. Son seul espoir : résister et défaire les troupes d’al-Khandra. Lui et ses hommes doivent s’engager dans un combat à mort.
L’entraînement consacré à sa soldatesque par les Persans s’avère crucial pour Akrami. Ils serrent les rangs, les boucliers forment un mur, des lances sont levées pour arrêter la charge. Derrière, les archers tendent leurs arcs. Les chevaliers avancent. Une pluie de flèches s’élève et retombe sur les assaillants. Protégés par leurs armures, ces projectiles ne les ralentissent pas. Ils foncent sur les Kalashs. Les massifs chevaux de guerre brisent la ligne de défense, piétinent les fantassins. Les cimeterres s’abattent sur les crânes. Le sable et les rochers nuisent aux combats, aveuglant les uns et blessant les pattes des montures qui hennissent de douleur. Une terrible mêlée s’engage. La cavalerie kalash se rue sur les lourds chevaliers, comptant sur sa plus grande souplesse de mouvement pour les prendre à revers. Ils s’entrechoquent, mais les méharis du sultan viennent appuyer leurs troupes et affronter ces barbares.
Du haut de la colline, bin Ali observe la bataille, envoie ses lanciers en renfort. Les Kalashs se battent avec l’énergie du désespoir. Ils défendent leur vie, offrent une résistance surprenante devant l’armée d’al-Khandra, beaucoup mieux équipée. Akrami frappe de tous côtés, se démène comme un diable. Les cris de guerre, les gémissements des blessés et les hennissements des chevaux renversés montent vers le ciel indifférent. Une odeur de sang, de sueur et d’entrailles ouvertes envahit la plaine. Les morts s’accumulent de part et d’autre. La poussière de la bataille rend la situation confuse.
Le sultan s’exclame :
Comme pour répondre à son interrogation, les cavaliers et les méharis de Kadesh se mettent en branle. Ils avancent d’abord au petit trot puis prennent de la vitesse. Mais, plutôt que de foncer sur les Kalashs avec leurs épées et leurs lances, ces guerriers contournent la mêlée, équipés d’arcs… mongols ? Cela étonne bin Ali. Ces armes nouvelles s’avèrent terribles, redoutables. Guidant leurs chevaux avec une pression des genoux, les archers visent à la fois Kalashs et soldats du sultan. Les projectiles transpercent leurs cibles tandis que ces cavaliers demeurent hors d’atteinte.
L’hécatombe se poursuit devant un bin Ali impuissant. La terreur gagne les combattants qui cherchent à fuir cette pluie meurtrière. Plusieurs jettent leurs armes et demandent grâce. Les Kalashs sont abattus sans pitié. Dans une tentative désespérée, Akrami fonce vers ces nouveaux adversaires, suivi d’une dizaine de fidèles. Une flèche l’atteint en pleine poitrine, mettant fin à ses velléités de richesse. Il s’écroule. Ses hommes essaient de fuir, sans succès, rattrapés par les tirs précis de Kadesh.
Surgissant de la poussière et du chaos, l’émir Kamel bin Abdoul, le cimeterre haut levé, défie le sultan hébété.
Le sultan saisit son cimeterre et engage le combat. De part et d’autre, les soldats des deux camps s’observent : le duel décisif s’enclenche. Bin Ali fonce sur le cheval de l’émir, le jette presque par terre. Kamel reste en selle, redresse la bête. Mais le sultan l’attaque de nouveau. Le cimeterre s’abat, contré au dernier moment par l’émir. Kamel donne une poussée sur son assaillant. Déstabilisé, bin Ali tombe de sa monture. Kamel pourrait le piétiner avec son cheval, mais il met pied à terre. Un combat rapproché s’engage. Le premier échange de coups permet à Kamel de toucher son adversaire. La lame glisse sur la cotte de mailles. Le sultan riposte par une feinte. L’émir sent une douleur aiguë au bras gauche. Le sang coule, mais la blessure demeure superficielle.
Les duellistes se séparent, reprennent leur souffle, se jaugent. La haine de Kamel se mesure au mépris du sultan qui lance :
Bin Ali se fige, abasourdi par cette révélation. La trahison de Fatma le laisse sans voix. Le combat reprend avec une intensité nouvelle. L’émir domine maintenant, assène des coups puissants. La cotte de mailles résiste. Le sultan ahane sous l’effort. Un ultime sursaut le propulse vers Kamel. Il tente de le renverser. L’émir esquive, projette sa lame vers le haut. Elle pénètre dans la gorge du sultan. Le sang jaillit, il s’effondre. Il regarde une dernière fois son ennemi, le maudit dans un râle. La lumière disparaît de ses yeux et il sombre dans l’inconscience du néant.
Les soldats d’al-Khandra jettent leurs armes, mettent un genou à terre et s’inclinent devant leur nouveau maître.
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Débarrassé de la sueur de la bataille et l’épaule bandée, Kamel s’installe dans sa tente et rédige un message pour le Renard. « L’Aigle est tombé. Préparez-vous à nous ouvrir le passage. » Le texte sibyllin s’envole bientôt vers al-Khandra, fixé à la patte d’un pigeon.
Chapitre 23 Retour à al-Khandra
Jour 56
Le voyage d’al-Din, Soraya et Farid à travers la montagne de la Lune s’étire lentement. La piste indiquée par Samia grimpe par un col qui permet le passage vers le village de Chérouan. Les pentes abruptes exigent des efforts extrêmes des chevaux. Souvent, Soraya et Farid descendent de selle pour guider les bêtes par-delà les obstacles. La faiblesse du général les oblige à de nombreux arrêts. Tout cela ralentit leur progression.
Farid observe l’affection grandissante entre Soraya et le blessé. Soraya prodigue son rituel de soins quotidien à al-Din. Les deux amoureux profitent de la douceur de ces contacts, sous le regard absent de Farid. Parfois, il s’éloigne de leur campement de fortune pour les laisser à plus d’intimité. La passion fait place à de multiples attentions, à des gestes doux, à des moments de connivence et de tendresse. Leur bonheur de partager ces instants compense largement les rigueurs du périple.
Le ciel du désert vient de troquer sa couleur bleue pour celle de l’améthyste. La lassitude du voyage accable les fuyards. La nuit glaciale ne leur laisse aucun répit. Ils bivouaquent, allument un feu puis s’enroulent dans les couvertures données par la chamane, se serrant les uns contre les autres à la recherche d’un peu de chaleur. Le firmament saturé d’étoiles gonfle les cœurs des deux amoureux. Mais, tout comme la chevelure de l’étoile voyageuse, une ombre plane sur leur avenir. Soraya ne peut cacher son inquiétude.
Ce disant, il hoche la tête et enfouit son regard dans le sien :
Soraya presse dans ses mains l’amulette offerte par Samia :
Elle s’endort en pleurant doucement dans les bras du général. Farid et lui restent éveillés jusqu’au lever du soleil. L’inquiétude les ronge et perturbe leur sommeil.
Jour 57
Ils attellent leurs chevaux après cette longue nuit. Et ils reprennent la route vers un destin incertain. Le pic de l’Aigle traversé, les trois fugitifs rejoignent enfin le chemin d’al-Khandra. Les conseils judicieux de la sorcière ont permis aux voyageurs d’y parvenir sains et saufs. Farid se précipite et monte la crête de la colline la plus proche. D’en haut, il croit deviner un tracé sinueux et plus loin, les silhouettes noires et rigides des dattiers s’élançant aux abords de l’oasis. Il se retourne en criant :
Encouragés, ils reprennent la route. Les murailles d’al-Khandra se dessinent devant eux. Ils traversent les ruelles de la ville sous les regards étonnés du peuple. Malgré leur fatigue, les voyageurs se rendent immédiatement à la casbah pour alerter le souverain. Al-Din descend de sa monture avec difficulté. Le vizir Rachid Chorba, prévenu par un coursier, ne peut cacher sa stupéfaction devant ce revenant.
Sans donner d’autres explications, le général s’informe :
Devant la détermination du général, le vizir s’incline.
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En l’absence de son père, Karim profite de tous les délices du pouvoir, en particulier du harem. Il batifole avec quelques servantes pour tromper les yeux et les oreilles des eunuques. Mais en secret, il honore Nabila, la plus jeune épouse du sultan. Cette dernière, se sentant délaissée, répond avec empressement à ses avances. Elle vit dans l’espoir de devenir un jour la favorite de Karim.
L’envoyé trouve le prince avachi dans son lit. La fête s’était poursuivie tard la nuit précédente. Indolent et de mauvaise humeur, il accueille le messager avec brusquerie.
De mauvaise grâce, il se soulève de sa couche.
Lentement, il se lave le visage avec une serviette parfumée et peigne sa barbe. Puis il choisit une djellaba ornée de broderies dorées et se coiffe d’un keffieh blanc. Un ceinturon de cuir ouvragé et un kandjar à l’étui serti de pierres précieuses complètent le costume. Il se contemple dans un miroir de bronze. Ravi, il se dirige vers la réunion, intrigué par la réputation de cette Soraya.
Dès son entrée dans la salle, il détaille la fille de l’émir, la dépouille de ses yeux vaniteux. Sans se cacher, il cherche à deviner ses formes sous ses vêtements. Il ne masque pas son dégoût devant sa tenue. Le saroual de voyage est crotté et ses cheveux crasseux dépassent de son hijab. La poussière du chemin couvre les aventuriers, leur donnant une apparence misérable. Sans se soucier de la présence d’al-Din et de Farid, il annonce :
Il commande à un eunuque :
Il tourne son regard hautain vers al-Din. Soraya lui assène un flot d’invectives :
Le visage rougi par la colère, les épaules tendues par le désir de l’étrangler, Karim prend de grandes respirations pour éviter de la tuer sur le champ. Il lui répond :
Elle lui lance un regard acide. Al-Din et Farid restent interloqués à la vue de cet esclandre. Sans rien ajouter, elle se tourne vers la sortie. Ses gestes vifs témoignent de sa fureur devant l’impolitesse et la condescendance de ce prétentieux.
Un silence embarrassé alourdit l’atmosphère. Karim ne paraît pas s’en émouvoir. Il enchaîne :
Farid prend la parole :
Le vizir intervient :
Un lourd silence pèse sur l’assemblée. Chacun mesure le danger qui menace le sultanat. Al-Din conclue :
Rachid Chorba s’éloigne pour remplir sa mission. Al-Din profite de cette absence pour aborder un sujet plus délicat.
Karim refuse d’affronter la triste réalité, constate al-Din. Il lui précise le stratagème orchestré par l’émir pour vaincre le sultan. Sa réaction le surprend :
En furie, il crie :
Al-Din doit le rassurer et le tempérer. Finalement, Karim semble reprendre le contrôle sur sa rage.
Al-Din s’incline et quitte la salle, accompagné de Farid. Il lance un regard dans la direction du harem, songe à Soraya maintenant inaccessible.
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Un peu plus tard, un cavalier discret s’éloigne des remparts. Déguisé en simple marchand, il conduit son cheval au petit trot. Hors de vue des sentinelles, il accélère et se dirige vers Kadesh. Il porte un message du Renard pour l’émir : « Soraya, al-Din et un dénommé Farid sont arrivés à al-Khandra. Attention, ils ont dévoilé votre secret. Quelles sont vos instructions ? »
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Farid accompagne al-Din au hammam. Son état de saleté le dégoûte : il chérit la propreté et les habits bien soignés. Après cet interlude de relaxation, ils rejoignent la salle commune des cavaliers, près des écuries. Là, les bras bienveillants de ses vieux comparses happent al-Din. Le général est célébré comme un fils de retour au bercail. Ils entament des youyous et dansent en intégrant les deux revenants à la fête improvisée pour remercier Allah, le Sauveur. L’arak coule à flots jusqu’au moment du repos.
Farid, épuisé par la route, enfin protégé du froid, récupère et dort profondément sur sa paillasse. Le général peine à trouver le sommeil : l’enfermement de Soraya dans le harem et la détermination du prince à l’épouser l’ébranlent. Les menaces sur sa dulcinée le tourmentent. Il se sent coupable de l’avoir exposée à de tels dangers. Il doit la voir pour la rassurer. Mais comment l’approcher ? Le gynécée, sous la garde des eunuques, demeure un lieu inaccessible, sauf pour la famille du sultan. Mort de fatigue, il finit par sombrer dans un sommeil agité.
Effrayé par un cauchemar, al-Din se réveille, en transpiration. Les yeux grands ouverts, le souffle court, il reprend ses esprits. Songe et réalité se confondent : une menace terrible plane sur Soraya. Comment lui dire qu’il veille sur elle, que, lui vivant, aucun homme ne la touchera ? Comment ? Une idée surgit. Il prononce à voix haute, réconforté :
La solution pour accéder à Soraya dans la forteresse érigée par Karim passe par Jaber, son frère cadet. Âgé de seize ans, il a la nostalgie de la douceur du harem. Il y retourne fréquemment pour y rejoindre sa mère et pour jouer de l’oud en se prélassant à la fraîcheur des fontaines. Les eunuques et les servantes du sérail ne seront pas surpris de le voir discuter avec la promise. Al-Din pousse un soupir : il doit convaincre Jaber de transmettre un message à Soraya.
Chapitre 24 Jaber
Jour 58
L’étoile voyageuse s’éteint sous le flamboiement de l’aurore. Le soleil levant frappe le minaret de la mosquée. Le premier appel du muezzin à la prière résonne sur les murs endormis. La ville reprend sa pulsation immuable. Les sultans passent comme le temps qui s’écoule. Le marchand reste marchand. L’aveugle reste l’aveugle. Un renard reste un renard. À l’heure où les hommes prient, le Renard apprend la mort du sultan.
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Au réveil, al-Din fait part de son plan à Farid. Il pourrait parler à Soraya par le moucharabieh du harem donnant sur la Salle du Conseil.
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Entré dans le palais, Farid demande à un serviteur de le conduire aux appartements du prince Jaber. Ils traversent une cour intérieure entourée de colonnes et d’un déambulatoire sous des arcades. Quelques dattiers allongent leur ombre bienfaitrice sur le jardin. Une fontaine coule et rafraîchit les lieux. Des orangers dégagent un parfum mielleux dans les allées et des oiseaux multicolores chantent et piaillent, en une douce cacophonie.
Le guide indique à Farid deux grandes portes bleues ornées de faïences, ouvertes sur le salon de Jaber. Avec un sourire de connivence qui laisse le visiteur perplexe, il s’éloigne, silencieux. Le décor dévoile une ambiance raffinée : des tapis aux motifs floraux s’étalent sur le plancher, des coussins épais attendent les invités et des lampes de cuivre finement ouvragées pendent du plafond. Dans un coin, un grand tar et un oud : le maître des lieux aime la musique. Il entend soudain une belle voix scander un poème. Là, assis à une table richement décorée, concentré sur un parchemin, une apparition. Son cœur bat la chamade, il cligne des yeux et fixe ce jeune homme d’une fragilité émouvante et d’une beauté à couper le souffle. Le coup de foudre, il n’en doute pas, tellement son regard ne peut se détacher de ce corps sublime.
Farid, subjugué par les cheveux dorés et le visage délicat de l’éphèbe, mal à l’aise, garde le silence. Il demeure un moment planté sur le seuil, à le contempler. Son cœur chavire à l’idée de déposer ses lèvres sur les siennes. Sentant une présence, Jaber lève les yeux et observe avec un grand sourire le nouveau venu. Les traits réguliers et le regard pétillant d’intelligence de Farid lui plaisent d’emblée.
Farid, surpris dans sa contemplation, rougit devant l’attitude charmeuse du prince. Il bégaie :
Un large sourire éclaire son visage à l’évocation de la scène. Farid s’enhardit :
Sans oser confirmer ces propos, Farid ajoute :
Après un moment de réflexion, il acquiesce à la requête du général :
Il souligne le toujours en plongeant son regard dans les yeux de Farid. Troublé, ce dernier se sent rougir et ne sait plus comment se tenir. Un silence embarrassé plane. Jaber garde un sourire narquois. Il délivre son hôte de son malaise en changeant de sujet. Voyant que Farid observe le parchemin enluminé, il lui demande :
Farid note le passage au tutoiement et se rapproche de la table pour décoder le manuscrit. Jaber lui indique le texte :
Et il récite en persan les vers :
« Le jour que tu passes sans amour,
Ne mérite pas que le soleil l’éclaire et que la lune le console »
« Proclame haut le nom de celui que tu aimes,
Car il n’est rien de bon dans les amours cachés ».
Sur ces paroles, Jaber saisit la main droite de Farid et la plaque sur sa poitrine.
Pour toute réponse, Farid se penche vers lui et l’embrasse délicatement. Leur étreinte se prolonge. Un désir intense, une passion nouvelle l’emporte. Jamais il n’a ressenti un tel abandon avec Djamil. Le passé aboli, il plonge dans l’absolu de cette rencontre. Une larme sur la joue, Jaber, grisé par autant d’extase, s’exclame en regardant Farid.
Ensemble, lentement, comme dans un rite sacré, ils marchent vers l’alcôve où trône le lit de Jaber.
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Au harem, Soraya ronge son frein. Elle n’a pas décoléré depuis son altercation avec Karim. « Quel être fat et méprisable, jamais je ne m’unirai à lui. Al-Din, je t’en prie, ne me laisse pas dans les griffes de cet homme : viens me secourir. »
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À l’heure de la sieste, al-Din se rend dans la Salle du Conseil. Nerveux et encore souffrant, il se dirige vers cette rencontre avec empressement. Personne aux alentours : enfin, ils pourront parler de leur amour et de leur avenir. Il s’approche du moucharabieh. Soraya l’y attend avec impatience.
Ils n’en finissent plus d’échanger des serments d’amour éternel, de se promettre de ne plus se quitter. Mais le moment de la séparation arrive.
Al-Din s’éloigne. Il ne remarque pas le vizir, camouflé derrière une tenture. Ce dernier n’a rien manqué de la conversation des amants. Un sourire sardonique laisse entrevoir ses pensées perfides.
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À la Casbah, tous les hommes en mesure de se battre sont mobilisés. La ville bourdonne d’activités. On se prépare au pire. On croise le fer toute la journée sous l’étroite supervision des officiers. Les champs de tir sont pris d’assaut. Al-Din parcourt les murailles en compagnie de Karim et du chef des gardes du palais, un dénommé al-Qatari. Il indique une partie des fortifications près de l’entrée sud.
Chapitre 25 Le nouveau sultan
Jour 60
Après la déroute devant les troupes de Kadesh, certains des survivants de la bataille se sont enfuis. Ils arrivent par petits groupes. On apprend la défaite de l’armée du sultan et sa triste mort. Les femmes s’arrachent les cheveux et se frappent la poitrine ; les hommes anxieux prient Allah à haute voix dans une cacophonie étourdissante. Les pleurs peuvent s’entendre jusqu’au milieu du désert. Tous les oasiens craignent pour leur avenir et leur vie. Certains courent aux nouvelles ; les autres se terrent dans leurs demeures. On attend avec la peur au ventre et d’horribles idées dans la tête.
Au palais, c’est la consternation. L’émir s’est proclamé sultan d’al-Khandra. Le général al-Din interroge les fuyards, cherche à mesurer les forces qu’il devra affronter. Peu à peu, il reconstitue le fil des événements. Le massacre des Kalashs le venge de l’attaque de la caravane, mais le décès de bin Ali lui enlève tout espoir d’obtenir la main de Soraya. Son ennemi principal, l’émir, approche. Bin Abdoul a tenté de l’éliminer à plusieurs reprises : jamais il ne lui permettra d’épouser sa fille.
Karim reçoit un vieux garde de son père pour recueillir le récit de l’affrontement. Ce dernier exhibe une blessure à un bras et une cicatrice sanglante au front, preuve de sa valeur.
Le vétéran s’exécute. Il rapporte le contact avec les Kalashs, la fausse sultane, l’affrontement avec les ravisseurs.
Le vieux soldat n’ose pas contredire les sentiments de son prince. Congédié, il le laisse seul avec ses pensées.
Karim sent une boule de douleur l’envelopper. Son père le sultan est mort. La perte le frappe. Un vide, une déchirure le blesse profondément. Il songe furtivement à Nabila, qu’il pourra prendre pour épouse, ressent un grand remords de ses actions. A-t-il désiré la disparition de son père ? Il chasse ces ruminations au tréfonds de lui-même, loin de sa conscience. La perte, le deuil et la culpabilité font place à une unique pensée : VENGEANCE.
Désormais, seules la rage et la volonté de vaincre l’émir l’habitent.
Karim convoque le Conseil d’urgence. Il préside l’assemblée comme le sultan avant lui. Il vient de revêtir les habits royaux et d’empoigner le sceptre du pouvoir. Ses yeux brillent d’un éclat que personne jusqu’ici ne lui avait vu. Il jouit de ce moment de prestige, car il pressent que les jours à venir demanderont courage et fermeté.
Abraham Ben Gour accueille le Prince avec des paroles de consolation :
Rachid Chorba fait montre de plus de réserves :
Karim se montre déterminé :
Il examine les membres du Conseil. Personne n’ose s’opposer à sa volonté.
L’utilisation du titre honorifique par le vizir souligne son désir de plaire au nouveau raïs. Tous se préparent à quitter le Conseil. Toutefois, Karim lève la main et annonce :
Al-Din, atterré par cette dernière déclaration, reste figé. Ses pires appréhensions deviennent réalités. Il doit trouver un moyen de sauver Soraya. Le Grand Vizir l’observe du coin de l’œil, savoure ce nouveau développement.
*********
Jaber a lui aussi appris le décès du sultan. Il ne cache pas sa peine, pleure abondamment dans les bras de Farid. Des souvenirs remontent. Il raconte les moments précieux de rapprochements avec son père : les chasses au faucon durant lesquelles ils chevauchaient ensemble dans les montagnes, la tendresse retenue, la musique partagée. Il aimait l’entendre réciter des poèmes et jouer de l’oud. Il avait demandé à Abraham Ben Gour de devenir son précepteur, encouragé ses études des textes anciens.
Farid se souvient de son propre père, disparu trois ans auparavant. Pourquoi le bonheur doit-il si rapidement se faire ébranler par tous ces deuils ? Quel avenir les attend ? L’émir lui pardonnera-t-il l’échec de sa mission, de sa complicité dans les amours de Soraya et al-Din ? Sa vie peut en être menacée. Comment se tirer de ce pétrin ?
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Sorti de la mosquée, Karim monte solennellement les quelques marches d’une estrade d’où il peut dominer la foule. Debout, tous boivent ses paroles. On l’encense, on lui jure fidélité. Malgré les nouvelles funestes, le peuple se permet quelques danses au son des tambourins. On pleure de joie et de tristesse. Des sentiments ambivalents ternissent la fête.
Le soleil est sur le point de rejoindre le ponant. Karim se lève et brandit son sceptre bien haut. Le silence s’installe. Avec un nœud dans la gorge, il annonce :
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Indifférente aux conflits et aux malheurs des vivants, l’étoile voyageuse disparait des regards. Elle poursuit son périple vers l’astre du jour et le ciel lointain dont elle est issue.
Chapitre 26 Le siège
Jour 62
Tous les habitants des environs se terrent à l’intérieur des murs d’al-Khandra. On craint les exactions des troupes de l’émir. Seuls quelques vieillards, pauvres et fatalistes, n’ayant rien à perdre, ont choisi de demeurer dans leur masure. La ville n’est pas organisée pour accueillir un tel afflux de réfugiés. Les gens s’entassent dans les rues et les tentes envahissent la place du marché, la Jamaa al-Kébir. Des campements de fortune surgissent dans tous les recoins. Des rixes éclatent pour la possession d’un espace convoité. Les gardes du Palais, débordés, peinent à maintenir l’ordre.
L’armée de Kadesh apparaît vers midi. Des grondements assourdissants parviennent aux portes de la ville, la puissance des troupes de l’émir fait frissonner les habitants. Les escadrons se déploient et bloquent tous les accès à la cité. Du haut des remparts, al-Din et le jeune sultan observent cette invasion sans pouvoir s’y opposer de quelque manière : toute tentative de sortie serait suicidaire. La ville cernée se trouve coupée du monde extérieur.
Vers la fin de l’après-midi, des buccins se font entendre près de la porte sud. Un héraut, monté sur un cheval blanc, s’approche et annonce de sa voix forte :
Des murmures accueillent cette déclaration. Karim fulmine. Du haut des remparts, il tonne :
Un peu plus tard, réuni en conseil de guerre, Karim propose d’attaquer l’émir par surprise. Le général al-Din doit calmer les ardeurs du jeune sultan. Il lui démontre qu’une telle stratégie l’expose à perdre de précieux cavaliers et a peu de chance de succès. Attendre des renforts à l’abri des hautes murailles s’avère la seule option. Karim, piaffant d’impatience, se rend finalement à ces arguments. Tous se préparent à un long siège.
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Le soir même, une délégation de six hommes conduit le palanquin de Fatma près de la porte sud. La sultane se montre et demande à parler à son fils. Les gardes s’empressent de transmettre le message à Karim. Il accourt. Elle le presse de la rejoindre tandis que ses porteurs s’éloignent pour leur laisser un entretien privé.
Karim est estomaqué d’entendre ces propos dans la bouche de sa propre mère. Il ne peut plus nier le lien entre Kamel et elle. Comment a-t-elle pu trahir ainsi son père ? Il peine à se contenir.
Elle tente de le retenir, attrape sa tunique. Il se dégage d’un geste sec. Il s’enfuit vers la porte entre-ouverte, laissant Fatma en pleurs, seule, désemparée.
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À des lieux de la cité, dans sa caverne obscure, Samia la chamane prépare une infusion. Sur un grand feu, elle combine plantes, fragments d’os et de reptiles desséchés, puis y ajoute des cheveux recueillis lors du passage des trois rescapés. Elle boit cette décoction. La terre tremble. Le souffle de la mort fait frissonner tout son corps. Les flammes s’élèvent soudain. Elle invoque djinns et éfrits, recherche dans l’éther le devenir de ces trois âmes. Elle discerne des êtres écorchés vivants par l’avidité du pouvoir. À travers les brumes hallucinatoires, des visions se précisent :
Jour 63
Tôt le lendemain, Karim inspecte de nouveau les remparts. Il se montre plus résolu que jamais à défendre la ville. Il s’informe des préparatifs, de la formation des civils, renforce la garnison aux points vulnérables des fortifications. Personne n’ose évoquer sa discussion avec Fatma. Le sujet demeure tabou. Il rumine sa vengeance pour la mort de son père. Il promet à l’émir, celui qui a dévoyé sa mère et souillé son nom, les représailles les plus cruelles. Tout d’abord, l’avilir par l’intermédiaire de sa fille Soraya. Aucun doute, il la possédera jusqu’à la moelle. Elle pliera sous sa domination, comme son objet, son esclave. L’émir entendra ses cris, impuissant.
Al-Din prend conscience du changement chez Karim : déterminé, plus sombre, moins impulsif, impénétrable. Le danger croit encore pour Soraya. Rongé par le doute, il se reproche ses choix. Il regrette le temps où son corps meurtri dépendait des douces mains de sa belle. Les menaces qui planent autour de sa bien-aimée, enfermée par le nouveau sultan, le terrorisent. Comment la protéger ? Les mots, les paroles dites par Soraya dans le désert le hantent :
« Je ne veux plus sauver le sultan ! Je veux sauver notre amour ! Quittons ce pays ! Quittons ce pays…. »
Le midi, il la retrouve au moucharabieh de la Salle du Conseil.
Bien dissimulé derrière sa large tenture, le Grand Vizir n’a rien perdu de cette conversation. Il s’éloigne en souriant.
Chapitre 27 La ville tombe
Jour 64
Karim confirme à Jaber les ragots colportés au sujet de leur mère. Il en est anéanti, désespéré. Il se sent abandonné. Tout lui manque, son amour inconditionnel, la douceur de ses mains dans ses cheveux, ses yeux remplis d’affection et ses tendres caresses. Où sont passés ces beaux jours, ces nuits bercées de ces « Je t’aime, mon fils » ? Les souvenirs se transforment en déchirements devant son effroyable infidélité et sa complicité dans la mort de son père. Le monde s’écroule pour Jaber, plus rien n’a d’importance. C’est dans les bras de Farid qu’il se réfugie. Il pleure la disparition de son père et la perte de sa mère.
Farid console son amoureux en larmes. Il le serre et sèche son chagrin de ses baisers. Ils rêvent d’un endroit où vivre librement leur affection, où la tolérance règne. Farid tremble en songeant à la colère de Kamel lorsqu’il apprendra sa trahison et son allégeance envers le général Al-Din. Et Djamil, ce fils fidèle, ce justicier, ne lui pardonnera jamais.
Jaber éprouve une grande douleur, une souffrance qu’aucun remède ne peut apaiser. La fuite devient la seule solution. Il en prend conscience, mais sa passion pour Farid vaut tous les sacrifices. Un regard vers lui confirme sa détermination et la pensée de vivre à ses côtés se répand dans ses veines comme un baume. Ensemble, ils conviennent de quitter ces lieux maudits.
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Assis à sa table, le vieux sage est penché sur un texte sacré lorsque Jaber entre avec Farid. Ben Gour a d’un seul coup d’œil percé le secret des jeunes hommes. Il craint beaucoup pour leur avenir. Jaber le doux, le poète, est devenu presque un petit-fils pour lui et son amour paternel ne connaît pas de bornes.
« L’ami aime toujours-
l’épreuve engendre un frère » (Proverbes 17,17).
Jaber embrasse le vieil homme, les larmes aux yeux. Il sait qu’il ne le reverra plus jamais.
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Après avoir révélé à son frère la vérité sur leur mère, Karim s’empresse de rejoindre Nabila, la jeune épouse de son père. Dans ses bras, il consume sa colère et sa peine. La relation passe de l’amour à la brutalité en alternance. En sueur, il tremble de jouissance. Le plaisir devient douloureux. Épuisé, il tarde à quitter le lit de peur de se retrouver face à sa destinée.
La confrontation avec Soraya ne peut attendre. Il tient à affirmer son autorité sur elle. Il s’installe dans l’appartement du sultan et la convoque. Deux eunuques l’introduisent. Elle le brave du regard, reste muette. Elle est bien décidée à ne pas lui adresser la parole. Elle porte la main à son amulette. Il l’observe un long moment.
Devant une telle déclaration, Soraya ne peut se contenir. Elle explose :
Elle le fixe avec dédain. Karim lui empoigne le bras, l’oblige à se courber à ses pieds.
Elle lui crache au visage. Il lui assène une gifle d’une telle force qu’elle se retrouve assise, le dos au mur. Un filet de sang coule sur ses vêtements.
Il appelle les eunuques et ordonne :
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Dehors, les habitants s’affairent à consolider les fortifications de la ville et à ranger les vivres dans les greniers. Le délai donné à la cité pour se rendre expire avec le coucher du soleil. Bientôt la nuit s’installe. La peur au ventre, les oasiens tentent de dormir, entassés les uns sur les autres. Les défenseurs se préparent à une attaque. Derrière les hautes murailles, la plupart se sentent en position de force. Karim et al-Din passent en revue leurs troupes trop peu nombreuses. Karim fait montre d’une assurance sans faille. Al-Din cache son appréhension devant les gardes et les soldats improvisés, sans expérience de combat. Al-Qatari et lui ont disposé les hommes au mieux pour la sauvegarde de la cité, pense le général.
La nuit sans lune devient presque impénétrable aux regards. Les feux des assiégeants sont éteints. On ne distingue rien de leurs campements. Les officiers scrutent le noir, attentifs aux moindres mouvements. Attaquera-t-il cette nuit ? Un silence angoissant règne sur les remparts.
Soudain, le sifflement des flèches se fait entendre à la porte sud. Quelques hommes tombent, pris par surprise. Avec des hurlements, les troupes de Kadesh montent à l’assaut des murailles, installent de longues échelles sur lesquelles des lanciers grimpent rapidement. L’attaque commence sur le point le plus vulnérable de la ville.
Al-Din rassemble la majorité de ses conscrits pour affronter cette première vague. Il discerne une unité en formation de tortue, les boucliers couvrant les soldats contre les flèches venues des remparts. Elle fonce vers la grande porte avec un bélier. Il faut les arrêter, sans quoi la citadelle tombera. Il se concentre sur ce nouveau danger. On prépare les pierres et l’huile bouillante pour contrer ces assaillants.
Le Renard, bien en retrait, surveille le déroulement du drame. Discrètement, ses hommes se tiennent aux aguets. Il donne le signal. À travers les venelles de la ville, des ombres furtives convergent vers la Bâb al-Nour, la porte est. Le Renard a machiné son coup avec soin. Quarante sbires montent vers le peu de sentinelles laissées sur place. Surprises par-derrière, elles n’ont pas le temps d’offrir la moindre résistance. Le fracas de l’attaque au sud couvre les hurlements et les gémissements des gardes égorgés. Les hommes de main prennent le contrôle des tours adjacentes et ouvrent la grande porte.
Quelques minutes plus tard, une ombre s’immisce, puis deux puis trois et tout à coup, des cris, une chevauchée. Comme un essaim de criquets, les troupes de l’émir s’infiltrent à toute vitesse dans l’enceinte de la médina. Le Renard leur a percé la voie sous cette lune noire qui plonge le ciel dans les ténèbres. L’émir et ses hommes s’emparent de la muraille. Ils tiennent en tenaille les défenseurs de la ville. Ceux-ci jettent leurs armes et se rendent. Le Sultan Kamel bin Abdoul devient le maître absolu d’al-Khandra.
Chapitre 28 Kamel victorieux
Jour 65
Cet assaut marque la fin du règne du sultan Abdullah bin Ali. Kamel bin Abdoul, le visage triomphant franchit les rues de la ville en vainqueur. Il se rend au palais, sans un regard pour les morts ou les survivants. Son emprise s’étend sur al-Khandra : sa volonté de toute-puissance couronnée. Durant la nuit, le nouveau maître des lieux installe ses hommes aux points stratégiques de la médina. Il confine les soldats d’al-Khandra, désarmés, dans la caserne et les écuries. Karim est mis aux arrêts dans ses appartements et al-Qatari, enfermé dans une cellule. Al-Din demeure introuvable. On le recherche parmi les cadavres et les blessés, sans succès. Les habitants sont soulagés : pas de pillage ou d’exactions. Le changement de régime débute sans trop de grabuge.
Fatma s’inquiète du sort de son fils. Kamel lui apparaît sous un angle qui lui fait peur. Son orgueil le rend inatteignable. Ils se retirent, elle et lui silencieux, dans les appartements du sultan.
Dès son entrée dans ce lieu, Kamel se verse un verre de vin, le lève et déclare :
Ses yeux amoureux remplis d’admiration se déposent sur elle. Elle se laisse tomber dans ses bras et porter sur le lit avec passion. Le désir les consume avec la flamme des premiers jours. Rompu, Kamel s’endort.
Au matin, il convoque marchands et notables sur l’esplanade de la mosquée. La population se joint à eux pour assister à la cérémonie. Kamel, habillé de blanc et de fils d’or, regarde Fatma silencieuse, assise à sa gauche. Sa fille Soraya, tête baissée, et son fils Djamil, admiratif, siègent à sa droite. Il se lève et déclare de sa voix ferme :
Des acclamations jaillissent de la foule. Il poursuit :
Tous les marchands et notables défilent devant lui. Ils se prosternent et prêtent le serment demandé, heureux de ce dénouement. Cette cérémonie terminée, le peuple acclame sa mansuétude. Il réclame le silence pour annoncer :
Des vivats fusent pour souligner ces nouvelles. Le souverain quitte l’estrade et se rend à la Salle du Conseil, où l’attend le Grand Vizir.
En dépit de ses serments de fidélité, Rachid Chorba ourdit déjà de s’emparer du royaume. « À nous deux, mon cher Kamel, ton règne ne durera qu’un temps, j’y verrai. »
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Farid et Jaber ont acheté des vêtements de voyage et chargé des mulets de leurs affaires. L’oud précieux, camouflé dans un grand cabas et quelques bijoux suffiront pour les frais de l’équipée. Ils se mêlent à la foule des réfugiés qui regagnent leurs villages et leurs maisons. Tout va bien, personne ne fait attention à eux. On estime que ces deux jeunes hommes couverts de leurs djellabas partent retrouver leur habitation quelque part dans l’oasis. Dans la cohue, ils passent facilement les portes de la ville. La route de Bagdad et une nouvelle vie s’amorce pour eux.
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Fatma, connaissant l’orgueil sans borne de son fils Karim, se rend d’un pas ferme auprès de lui pour tenter de le ramener à la raison. Karim est étendu sur son lit. En colère, il crie :
Usant de son statut de mère, elle le gifle et ajoute sur un ton tranchant :
Fatma sent son cœur se déchirer. Comment vaincre les réticences de Karim et obtenir son pardon ? En pleurs, elle regagne ses appartements en touchant son ventre légèrement arrondi.
Jour 66
Al-Din, caché et protégé par les gardes et les eunuques, retrouve Soraya. Un banc ombragé et discret leur permet de parler de leur amour. Seul un vieux jardinier s’affaire au milieu des rosiers. Soraya ne peut faire taire ses craintes.
Ils s’embrassent langoureusement pour la première fois depuis le désert. Les lèvres embrasées par le désir, ils se laissent emporter par le rêve d’une liberté future. Ils doivent se séparer. En s’éloignant, Soraya presse l’amulette de la sorcière contre son cœur. Elle adresse une prière muette au Ciel : « Protégez l’avenir de notre union. »
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Peu après, le jardinier-espion communique ses observations au vizir Rachid Chorba. Ce dernier, averti de leurs projets, saisit cette occasion d’augmenter son emprise sur le royaume. Il se rend chez Karim.
Ces propos mettent Karim en alerte. Il connaît bien la rouerie du Grand Vizir.
Karim fulmine, insulté et blessé dans son orgueil. Il se jure de lui faire payer de la pire des façons. Mais seul le chemin tracé par Chorba peut lui permettre de se venger.
Le vizir s’éloigne, fort satisfait de lui-même. Il est si facile de manipuler ce Karim.
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Abraham Ben Gour a demandé une audience à la sultane. Elle le reçoit rapidement. Sans un mot, il lui tend une missive. Elle reconnaît cette calligraphie, c’est celle de son fils Jaber. Pourquoi lui écrit-il ? Inquiète, elle ouvre la lettre :
Chère mère,
Vous, la plus douce et la plus aimante de toutes. Vous me manquez terriblement. Votre départ m’a blessé profondément. Mon cœur vous a pleuré. Mais rassurez-vous, car vos choix ont transformé mon existence. Mère, j’ai enfin trouvé l’amour, le vrai ; celui dont je rêvais et dont nous parlions à double sens. Je vous dois ce grand bonheur. Sans vous, je n’aurais jamais pu rencontrer ce merveilleux jeune homme. Il se nomme Farid. Il était le meilleur ami de Djamil. La vie donne et prend. Je vous perds, mais mon cœur et mon âme vous aiment pour toujours.
Mère, notre amour ne peut s’épanouir dans votre monde. Au moment où vous lirez ces lignes, moi et Farid nous serons loin sur la route de Bagdad. Là-bas, nous espérons vivre librement notre affection tout en poursuivant notre passion pour la culture, les sciences et la musique.
Mère, pensez à moi comme à un homme heureux. J’emporte avec moi le souvenir de vos tendres caresses et de votre amour inconditionnel.
Votre fils, Jaber.
Les larmes coulent sur ses joues. Un poids immense lui étreint la poitrine. Fatma sent la déchirure de la séparation de son enfant. Ses choix résonnent dans sa tête. Étourdie et bousculée par tous ces évènements, l’amour, la mort et maintenant la perte de Jaber, elle se questionne, remet en doute ses décisions. Et si j’étais restée au palais sans revoir Kamel ? Non, impossible ! Il est l’amour de ma vie. Jaber a lui aussi trouvé l’amour. Je dois m’en réjouir même si la douleur me tue.
Chapitre 29 La mort frappe
Jour 67
« Quelle joie ! Enfin, je pars avec l’homme de ma vie. » L’heure de la fuite approche. Son cœur se laisse bercer par les images de félicité future, de bonheur partagé. Comblée à l’idée de vivre son amour dans un monde libre, la belle Soraya s’active à la préparation du long voyage qui l’attend. Son allégresse retentit dans ses appartements. Elle fredonne un chant de sa douce voix :
D’un bond au-dessus des collines,
Mon amour surgit près de moi,
Si tendre sa chanson :
Avec toi pour toujours,
Pour toi, mon amour,
Poussière de lune, j’ai cueilli,
Avec toi pour toujours…
Ses pensées la guident vers son al-Din chéri. Elle se remémore leurs précieux moments : la danse au palais de son père, Al-Din subjugué par la finesse de ses gestes, ses yeux envoûtés et fixés sur tous ses mouvements. Elle sourit en le revoyant rougir à leur première conversation, à leur randonnée à cheval et plus tard à leur premier baiser. Puis la blessure, la caverne, les soins pour le sauver. Elle imagine son avenir en femme légitime, le lavant à nouveau pour honorer son corps, si beau, si fort. Elle est envoûtée à l’idée de ses étreintes : son cœur palpite de désir. Elle empile ses vêtements sur son lit, choisit ce qu’elle souhaite emporter. Elle réunit ses bijoux dans un sac : ce sera toute leur fortune pour un temps. Soraya se cache sous une longue abaya noire anonyme. Ainsi camouflée, personne ne fera attention à elle à sa sortie de la cité.
Soudain, elle sent une poigne de fer sur son bras. Déconcertée, elle se retourne et aperçoit le visage de Karim déformé par la rage. Son cœur cesse de battre.
Soraya se débat, essaie de se libérer.
Elle écume de haine pour lui. Elle se sent invincible, portée par l’amour et la protection de son amulette. Il la jette sur le lit. Elle crie à l’aide.
Elle le défie par son silence. Il cherche une réponse puis comprend :
Le regard apeuré de Soraya confirme ses soupçons. Écœuré par cette trahison, enragé par son rejet, il se jette sur elle.
Et elle lui crache au visage. Il la gifle violemment. Elle saisit un stylet et le menace. Il lui tord le poignet, la force à lâcher l’arme.
Fulminant de colère et de hargne, ses traits changent, il devient déchaîné. D’une main, il la retient, et de l’autre il déchire sa tunique. Il lui écarte les cuisses avec ses jambes. Elle le regarde, effrayée. Entre ses doigts, elle tient l’amulette, gage de son amour éternel.
D’un mouvement sec, il arrache le symbole protecteur et le jette dans un coin. Elle se débat, se refuse à lui. Elle sent sa chair brisée, déchirée à l’instant où cette brute l’agresse. Durant ces interminables secondes, elle perd la voix. Elle s’évanouit presque. Des larmes coulent sur ses joues. Il profane son corps et se réjouit de sa peine. Il la provoque :
Du bout de ses doigts, elle trouve la dague laissée sur le lit. Elle réussit à l’attraper, le blesse à l’épaule. Il lui arrache des mains et l’enfonce dans sa poitrine.
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Voyant un Karim en colère entrer dans les appartements de Soraya, un eunuque a couru prévenir al-Din. Le général se précipite au secours de son amante. « Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! ».
À bout de souffle, al-Din pénètre dans la chambre. Il découvre la scène d’horreur : la robe déchirée, sa bien-aimée en sang et Karim monté sur elle. Son inquiétude se change en une colère folle contre le prince. Il l’empoigne et lui assène un coup de poing qui l’envoie au plancher. Les deux hommes se lancent dans un duel à mort.
La douleur du général n’a d’égale que sa fureur. Les mots sont inutiles pour témoigner de leur état d’esprit. Tuer, se venger, anéantir l’autre pour châtier le mauvais sort : deux damnés dans un univers peuplé de vipères.
Il se jette sur Karim qui le repousse violemment au sol et sort son poignard. Les réflexes d’al-Din jouent. Il roule sur lui-même et se remet debout d’un bond, le kandjar à la main. Karim tente de le frapper. La lame fend l’air, sans le toucher. La haine tord le visage du prince ; le désespoir celui du général. Ils se jaugent un instant. Karim s’élance de nouveau. Al-Din pare le coup, mais déséquilibrés, ils tombent tous les deux. Le général se retrouve sous Karim, mais il lui enfonce son kandjar dans la poitrine. Atteint en plein cœur, le sang jaillit : les yeux incrédules du prince se voilent. Al-Din repousse l’agonisant loin de lui.
Il rejoint vitement Soraya, toujours vivante. Dans un souffle, elle lui dit :
Dans les bras de son amoureux, Soraya s’éteint sur ces dernières paroles. Le regard devient fixe. Al-Din étreint le corps inerte de sa bien-aimée, envahi par un désespoir immense. Il pleure et implore :
Les gardes de Karim, attirés par le tumulte, pénètrent dans la chambre. Ils découvrent les cadavres ensanglantés de leur maître et de Soraya. Ils empoignent al-Din, lui attachent les mains et le conduisent au cachot. Tout à sa peine, le général n’oppose aucune résistance.
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Les hurlements de Fatma résonnent dans le harem. Elle se griffe le visage, s’arrache les cheveux, se jette sur la dépouille de Karim, lui demandant pardon. Ses servantes l’entourent, la contiennent, l’empêchent de se blesser. Elle devient folle, hors d’elle, crie et pleure sans retenue, inconsolable.
Fatma supplie Allah de lui rendre son enfant. Elle marchande sa vie. Dans son ventre, l’enfant de Kamel lui rappelle la cruelle douleur d’être mère. Celle qui donne la vie a un nom, mère ; celle qui enterre son fils n’en possède plus.
Kamel, alerté par des serviteurs, surgit. Il voit Fatma, retenue par ses suivantes, hurlant et se débattant auprès du corps de Karim ; puis Soraya, baignant dans son sang sur le lit. Il court vers sa fille, la secoue comme pour la réveiller. Le drame l’écrase, le laisse sans force. Il ne peut maîtriser ses larmes.
Il la prend dans ses bras, la berce, l’embrasse. Elle gît, inerte. Les cris de Fatma le traversent, écho lointain de son propre supplice.
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Fatma refuse que d’autres femmes participent au rituel du bain. Le corps nu de Karim est étendu sur son lit ; un morceau de lin recouvre son sexe. Fatma est seule comme au moment de sa naissance. Elle doit se séparer de lui pour la dernière fois. En larme, elle procède à sa toilette mortuaire. Méticuleusement, elle le lave. Les gestes maternels des premiers jours la guident. La chair de sa chair ne réagit plus à ses douces caresses. Au moment de l’envelopper du linceul, Fatma, écrasée de douleur, requiert le soutien de ses servantes.
Jour 68
Le lendemain matin, toutes les femmes du harem font entendre leurs cris et leurs pleurs. Le palais est en deuil. La procession des funérailles de Soraya et Karim, accompagnée d’un chœur de quarante pleureuses, se rend au cimetière. Portés par des gardes en habits d’apparat, on les enterre côte à côte, comme des époux, unis dans la mort devant Allah : ainsi en a décidé le destin.
Le nouveau sultan ouvre le cortège funèbre. Soutenu par Djamil, il avance d’un pas lourd, hébété, le visage figé. Fatma s’accroche au linceul de Karim. Elle implore le ciel, se maudit, tient des propos incohérents. On doit l’arracher de son étreinte au moment de la mise en terre. Elle parle de se jeter dans la fosse. Les imams impassibles psalmodient les versets du Coran pour clore la cérémonie de la salat. Notables et hommes de prestige se succèdent pour offrir leurs condoléances. Chacun retourne au Palais, silencieux, avec le poids d’une culpabilité immense sur son âme.
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Al-Din attend la suite, enchaîné dans un cachot infesté de rats. Il est accusé du double meurtre de Soraya et Karim. Il ne proteste pas, ne clame pas son innocence. La cellule sombre et poisseuse le laisse indifférent. La mort ne l’effraie pas : il a perdu le goût de vivre. Sans Soraya, l’existence n’a plus ni intérêt ni saveur. Il ressasse dans sa tête toute l’épouvante, les ténèbres et les contraintes de la vie, de la mort. « Je devais mourir, mais l’amour m’a redonné vie pour connaître la joie, la tendresse. Me voilà de nouveau nu, blessé, attendant la mort, seul. J’espère la rejoindre dans l’au-delà le plus rapidement possible. »
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Le vizir Rachid Chorba se frotte les mains de satisfaction. Karim disparu et le couple royal dévasté par les deuils, le chemin vers le pouvoir lui paraît grand ouvert. Rien ne peut lui résister. Bientôt, il deviendra le maître absolu du sultanat.
Chapitre 30 Le procès
Jour 72
Depuis l’enterrement, l’atmosphère au palais va de lugubre à empoisonnée. Le nouveau sultan tente de se rapprocher de Fatma, mais non seulement elle refuse de le voir, elle crie, pleure et l’accuse de la mort de son fils. Elle parle de le rejoindre dans la tombe, rejette toute nourriture. Entourée de ses servantes, elle demeure le plus souvent prostrée, enfermée dans ses souvenirs douloureux.
De son côté, Kamel vit une rage impuissante. Son monde d’orgueil et de puissance n’a plus de sens. La perte de Soraya a ouvert une plaie béante en lui. Il s’agite, tourne en rond, n’arrive plus à prendre de décisions. Djamil assiste, maladroit, à la déroute de son père. Malgré son propre deuil, il tente de demeurer le plus possible auprès de lui. Le vizir Rachid Chorba assume, de fait, la direction des affaires. Il reçoit les requêtes des marchands, place ses hommes aux postes clefs. Son pouvoir croît sans limites.
Le procès d’al-Din s’ouvre enfin dans cette même Salle du Conseil où il a connu le respect de tous. L’on y traîne le prisonnier qui n’est plus que l’ombre de lui-même. La barbe longue, les cheveux poisseux et les vêtements en loques, il dégage une odeur nauséabonde. De l’homme fier et altier, il ne reste plus que des yeux tristes et un dos courbé par le poids de son malheur.
Dans la salle, dès que l’on aperçoit le prévenu, un grand silence s’établit. Les cavaliers qui servaient sous ses ordres le regardent, pantois, affligés de la vision qui s’offre à eux. Mis en présence de l’ex-général, Kamel sent monter en lui une haine qu’il peine à contenir. Son visage devient rouge et des veines saillantes apparaissent sur ses tempes. « Voici celui qui a entraîné ma fille à sa perte, » pense-t-il.
Profitant du silence, Kamel se plante devant al-Din. Il l’apostrophe :
Al-Din lève la tête péniblement. Ses bras couverts de sang se tordent un peu, il soutient le regard du sultan qui lui crache en pleine figure, l’accablant de son mépris. Malgré tout, al-Din reste impassible, ne répond pas à l’injure et se dirige vers les juges.
Les trois ulémas, âgés et expérimentés, assistant à cette incartade, prient poliment le nouveau sultan de bien vouloir reprendre sa place dans la salle. Kamel se rassoit près de Djamil : il lui faut bien taire ses envies d’abattre cet infâme meurtrier sans procès. Il doit donner l’exemple : il est le Sultan.
Trois coups frappés sur la table annoncent le début de l’audience. Le but de la procédure ne vise pas à établir les faits ou à prouver la culpabilité de l’accusé, mais bien à obtenir des aveux complets et à clarifier les motivations du criminel avant le prononcé de la sentence. Le maître de la Loi le plus âgé ouvre la séance en lisant l’acte d’accusation :
Malgré sa faiblesse, c’est d’une voix claire qu’al-Din répond :
Des murmures se font entendre dans la salle. Cette réponse dément les rumeurs qui circulent dans la ville depuis trois jours.
Le sultan se raidit sur son siège à cette question. Djamil lui saisit l’avant-bras pour le calmer.
Kamel laisse échapper un soupir de soulagement : la réputation de sa fille demeure intacte.
Les ulémas se regardent et échangent des remarques à voix basse. Leur conciliabule dure quelques minutes. Finalement, l’aîné des juges se prononce :
Aux gardes en faction, on ordonne de reconduire le prisonnier dans sa geôle et de le priver de toute visite.
Chapitre 31 L’exécution
Jour 73
Dans sa cellule, ne pouvant trouver le sommeil, al-Din surveille le lever du jour en espérant retrouver sa belle Soraya dans le paradis tant promis d’Allah. Il se sent prêt à mourir. Ses pensées s’accrochent longuement aux merveilleux moments passés en compagnie de sa chérie, sa Soraya, son âme, son amour interdit. Leurs caresses lui reviennent en mémoire et un sourire naît sur son visage. Il persiste jusqu’à ce qu’un doux éclairage dissipe les ombres. La lumière du jour annonce la fin de son séjour dans ce désert si cher à son cœur.
La porte de sa cellule grince. Deux hommes vêtus de noir lui ordonnent de s’agenouiller et, avec un silex mal affilé, lui coupent la chevelure sans précautions. Ils lui lient les mains derrière le dos et à la pointe de leurs sabres, ils le poussent dans le long corridor sombre où se terrent rats et blattes. « Voilà ! La fin arrive. C’est une mort sans gloire qui m’attend, moi qui ai combattu toute ma vie. Il aurait mieux valu que je périsse sur un champ de bataille. »
Les crieurs publics ont répandu la nouvelle de l’exécution. La foule se masse sur une esplanade située hors des murs : le sang des proscrits ne doit pas souiller les rues de la ville. On a érigé une estrade pour séparer le condamné de la population. On sait al-Din populaire. Il conserve beaucoup d’appui parmi les gardes et les militaires. Une tentative de libération pourrait survenir. Aussi, le sultan a déployé ses hommes en grand nombre autour de sa tribune : en alerte, ceux-ci peuvent intervenir au besoin.
La foule se presse autour du podium pour assister à ce macabre spectacle. Des cris, des injures, des crachats pleuvent. Indifférent à ce tumulte, al-Din grimpe avec dignité les marches de l’escalier abrupt qui le mène à l’échafaud. Il sent peser sur lui des centaines de regards. On scrute chacun de ses mouvements, mais l’expression de son visage blême reste sereine. Quelques spectateurs ont les yeux mouillés : ils aimaient ce grand homme qui plus d’une fois, au risque de sa vie, les a protégés des pires envahisseurs. D’autres trouvent en cette exécution une occasion de festoyer, de chanter et de danser. Dans les premiers rangs, certains se bousculent et s’injurient. On tente de s’approprier les meilleures places.
Depuis son siège à l’ombre du dais, Kamel surveille la foule en leur laissant un peu de temps avant de donner l’ultime signal. Il désire que chacun conserve cette exécution dans sa mémoire. Il espère le maximum de douleurs pour l’homme qui a osé tuer les futurs héritiers du trône. Il pense à la peine infinie de son épouse Fatma et si cela lui était permis, il couperait, un à la fois, chacun des membres d’al-Din pour que son martyr dure encore et encore.
Soudain, le silence s’installe. La foule retient son souffle à la vue du sultan debout, le bras haut levé et le regard noir posé sur le prisonnier : « Qu’on exécute cet homme. Sa tête sectionnée sera jetée aux vautours. Le reste de son corps sera traîné loin des portes de la ville et donné en pâture aux chacals. »
Sans autre préavis, al-Din s’agenouille, regarde une dernière fois le ciel du désert, puis appuie sa tête sur la bûche. L’exécuteur soulève un pesant cimeterre et l’abat. La tête, tranchée nette, roule au pied des spectateurs. Le sang gicle et se répand sur l’estrade.
Le nouveau sultan retourne au Palais, le cœur lourd. La mort d’al-Din ne soulage pas sa blessure. Il se sent responsable du meurtre sanglant de sa fille. Son obsession de vengeance et sa soif du pouvoir ont entraîné Soraya vers sa perte. Il porte pour l’éternité le poids de cette culpabilité.
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La nuit venue, des ombres se meuvent à l’orée de l’oasis. Des chacals entourent le cadavre d’al-Din. Les hommes allument des torches et chassent les charognards. Ils enveloppent les restes dans un linceul de lin. Le groupe se déplace en silence, rejoint une butte abritée. Ils creusent une fosse et y déposent le corps de même que le crâne, récupéré aux vautours. Le vieux Abraham Ben Gour récite une prière pour son ami emporté par une destinée tragique. Al-Qatari psalmodie une sourate pour le repos de l’âme de son mentor. On se dépêche de refermer la tranchée. Seules quelques pierres marqueront le lieu de ce cimetière improvisé.
Chapitre 32 La chute du vizir
Jour 85
Al-Khandra retrouve peu à peu sa vie. Hier, la ville hurlait sa colère par la bouche du nouveau sultan. Maintenant qu’il a établi son autorité, les visiteurs arrivent pour négocier des faveurs ou des marchandises. Les dattiers regorgent à nouveau de fruits et des festivités sont organisées pour un oui ou un non. La bonne humeur est de retour avec le travail de la terre pour les uns, l’entraînement militaire pour les autres.
Ce matin, au premier chant du muezzin, le soleil pose ses rayons sur l’oasis. Une journée spéciale s’annonce, car le nouveau maître du royaume a convoqué tous les émirs pour une grande assemblée. Certains, arrivés la veille, ont passé la nuit au palais et bénéficient de l’hospitalité du sultan de même que des belles danseuses de baladi. Plusieurs se présentent montés sur des dromadaires ou de fringants alezans. Ils apportent épices, sels, parfums, soieries ou pashminas duveteux en cadeaux. Chacun d’entre eux espère grignoter un peu des protections du sultan. L’hôte se montre généreux et les invités peuvent jouir des luxuriants jardins du sérail. Des rafraîchissements sont offerts par des servantes dont les pas ondulent au son de la musique des ouds. Des membres du conseil se faufilent parmi les visiteurs pour serrer les mains de parents qu’ils n’ont pas croisés depuis longtemps ou encore pour discuter affaires en buvant un thé à la menthe bien sucré.
Dans son logis, le vizir Rachid Chorba se prépare. Il revêt une gandoura de soie brodée d’or et d’argent. Un kandjar orné de pierres précieuses pare sa ceinture. Un simple keffieh blanc le coiffe. Les événements et le temps ont joué en sa faveur. Son grand jour arrive enfin. Il sourit béatement en pensant à son avenir avec en prime toutes les richesses et les belles femmes du sérail. Ses mains tremblent : il a du mal à contenir son émotion. La phase finale de son plan va s’accomplir. Le chef des armées lui est tout dévoué : la nomination d’al-Qatari comme général a été entérinée par le sultan bin Abdoul. Al-Qatari veut venger al-Din et le paiement d’une somme conséquente a fait taire ses dernières réticences. Avec l’appui des troupes d’al-Khandra, le Grand Vizir prendra le pouvoir. « Nul mieux que moi ne peut conduire le royaume à sa véritable puissance », pense-t-il.
La cérémonie d’allégeance au sultan est prévue pour le matin. Puis, ce sera le festin, les chants et les danses. Profitant de cette occasion, les hommes d’al-Qatari feront prisonnier Kamel bin Abdoul et son fils. Une exécution rapide suivra. Les émirs, encerclés, ne pourront que reconnaître Rachid Chorba comme le nouveau maître de la région. « Fini le temps où les Chorba dépendaient du bon vouloir de sultans sans envergure. L’or du trésor royal tombera dans MES mains ! Tous se prosterneront devant MOI ! » Il se laisse un instant bercer par ces rêves de richesse et de puissance. Après un regard satisfait à sa tenue, il se dirige vers le palais.
Les émirs et leur suite se pressent dans la grande Salle du Conseil. Kamel et son fils, installés sur un large divan, entourés de quelques gardes en uniformes d’apparat, reçoivent les compliments et les présents d’usage des visiteurs. La tristesse de son deuil récent perce sous sa façade d’amabilité. Le vizir s’approche à son tour. Le visage du sultan s’illumine en le voyant.
Il s’installe parmi les coussins moelleux. Le sultan se lève et le silence se rétablit dans la salle. D’une voix ferme et forte, il annonce :
Des murmures parcourent l’assemblée. Le vizir s’interroge sur le mandat qu’on a pu attribuer à Djamil. Il a fait espionner le sultan, mais ne s’est pas préoccupé du jeune homme. De quelle affectation était-il chargé ? L’héritier s’avance :
À l’appel de son nom, le géant pénètre dans la Salle et jette au sol un soldat bien ligoté. Le vizir blêmit : al-Qatari est prisonnier. Sur un geste de Djamil, les gardes se saisissent de Chorba. Il ajoute :
Djamil se tourne vers son père. Le Sultan Kamel bin Abdoul se lève et déclare :
Encore abasourdis par ces événements, les émirs défilent et jurent obédience à leur nouveau maître. Tous s’empressent de féliciter Djamil et de mieux connaître ce jeune homme promis à un brillant avenir.
Épilogue
Jour 99
Allongée sur sa couche, Fatma relit la lettre de Jaber :
« Chère mère,
Sur la longue route de Bagdad, le désert m’a parlé de la mort : la mort de mon père, votre premier époux, la mort de mon frère, votre premier fils. La mort de Soraya, la fille du père de l’enfant que vous portez. La mort d’un noble soldat, un homme fidèle à sa fonction, un homme aimant, le général al-Din. Que reste-t-il de nous après tant de pertes et de tristesse ?
Mère, vous m’avez transmis l’amour, la liberté, et inculqué le droit de choisir mon propre avenir. Auprès de vous, j’ai grandi. Votre amour indéfectible m’a permis de vaincre mes doutes, mes craintes et mes peurs. J’ai appris à m’aimer. C’est un sentiment indispensable pour vivre pleinement le bonheur.
Mère, je porte en moi, votre amour maternel. Il guide mes pas. Je souhaite de tout cœur que ce même amour vous garde auprès de celui qui s’est battu pour vous aimer. Que ses tendresse envers vous ne se tarisse jamais. Qu’il vous console des grandes peines qui vous affligent. Mère, je vous veux heureuse ! Que l’enfant à venir devienne comme moi, et grâce à vous, un être aimé et aimant.
Mère, l’amour est venu vers moi. Celui qui partage mon lit, mes rêves, mes rires et essuie mes larmes se nomme Farid. Nous connaissons enfin le bonheur ensemble dans l’anonymat de cette grande cité de Bagdad.
Mère, je vous aime et vous garde dans mon cœur malgré la distance.
Votre fils pour toujours,
Jaber »
Cette missive la console un peu de ses malheurs. Elle est heureuse pour Jaber, mais songe aux bouleversements des trois derniers mois. « Quel dieu cruel permet à tous ces maux de nous accabler autant ? Jamais je n’aurais cru que l’amour se paie d’un tel prix ! » Assise dans le jardin des femmes, elle tente encore de donner un sens à tous ces drames. Les souvenirs défilent un à un : son désir violent de revoir Kamel, l’attaque des Kalash, les horreurs qui s’en suivirent, Abdullah vaincu et tué par Kamel, la fuite de Jaber et Farid, la mort atroce de Soraya et de Karim.
« Pourquoi le bonheur doit-il être arrosé de tant de larmes pour germer et grandir ? » Le décès de Karim produit encore en elle des moments d’intense tristesse. Elle ressent une si intense culpabilité d’avoir accepté le plan de Kamel ! Son amour pour lui l’a entraînée dans un abîme dont elle peine à s’extirper. Comment trouver le pardon ? La vie est cruelle : Fatma se retrouve brisée, couverte de honte. Elle ne sait pas si elle connaîtra de nouveau la joie de vivre.
Fatma et Kamel ne parviennent plus à renouer avec la passion de leurs débuts : une part d’eux-mêmes est maintenant enfouie dans les tombeaux de Soraya et Karim. Leurs fantômes les hantent. Kamel semble avoir vieilli de dix ans : il marche courbé, confie de plus en plus à Djamil la charge du royaume, s’enferme dans un sombre mutisme durant des heures. Un seul espoir leur reste : ce ventre qui gonfle un peu plus chaque jour, cette nouvelle vie qui croît en elle.
FIN